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La face cachée du mal

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Ce mois-ci Tanguy Leclerc a été envouté par la couverture troublante de « Red Pill », le thriller paranoïaque de Hari Kunzru. Une plongée dans la manipulation mentale et les dédales opaques du Net d’où émerge la dénonciation cinglante d’une société abandonnée à ses démons.

L'art de la suggestion en peinture consiste à placer le bon coup de pinceau au bon endroit. N'en faire ni trop, ni trop peu, pour laisser libre court à l’interprétation de chacun.

En écriture, l’exercice est sensiblement le même, notamment dans le choix du titre d’un roman. Avec la couverture de « Red Pill », on se trouve devant ce que l’alchimie des deux univers peux nous offrir de plus réussi. Un visage difforme qui laisse deviner un esprit tourmenté, associé à deux mots qui raisonnent comme une invitation à plonger dans les méandres de la pensée : tous les ingrédients sont réunis pour un voyage au pays de la psychose.

D’ailleurs, l’aspect nébuleux de l’illustration, signée de l’artiste Norris Yim, ne renvoie-t-elle pas aux effets que peut avoir sur l’esprit la prise de psychotropes ? Quant au titre du livre, c’est un clin d'œil au film Matrix et à la rencontre entre le personnage de Neo, interprété par Keenu Reaves, et celui de Morpheus, joué par Laurence Fishburne : "Choisis la pilule bleue et tout s’arrête, après tu pourras faire de beaux rêves et penser ce que tu veux. Choisis la pilule rouge : tu restes au Pays des Merveilles et on descend avec le lapin blanc au fond du gouffre".

Tyrannie de transparence et de surveillance

Le roman de Hari Kunzru est le récit d’une crise existentielle. Le narrateur est un universitaire américain mal à l’aise dans son travail, son couple, son époque, en proie à un « trouble profond et insaisissable ». Soit l’exacte image renvoyée par le portrait ambigu de la couverture.

Après avoir reçu une bourse, il se rend au centre Deuter, une prestigieuse résidence artistique située à Wannsee, dans la banlieue de Berlin, pour finir le manuscrit sur lequel il bloque depuis des mois. Mais derrière la bienveillance de façade des responsables des lieux se profile rapidement leur exigence tyrannique de transparence et de productivité.

Une pression inacceptable pour notre écrivain, trop attaché à sa liberté individuelle. Enfermé dans son mal-être, il se révèle incapable d’écrire une ligne et profite de la moindre occasion pour s’échapper du centre et déambuler sur les rives du lac de Wannsee. Un site tristement célèbre d’où émergent les fantômes de la villa Marlier où fut signé en 1942 le protocole de la Solution finale. Le narrateur y découvre également la pierre tombale du romantique allemand Heinrich von Kleist, qui mit fin à ses jours en 1811 après s’être convaincu que le bonheur était impossible sur terre : « Mon unique but, mon but suprême s’est effondré… Il n’y a pas de vérité à trouver ici-bas. », écrivait-il juste avant de se donner la mort.