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Vivant dans la mort

Une Ernest Guerre

Qu’est ce qui nous pousse à choisir un livre ? Un article lu quelque part, le conseil d’un ami, la recommandation de son libraire, une émission TV ou de radio, une interview de son auteur, la lecture de sa jaquette… Un peu de tout ça sans doute. Le choix d’un livre est en fait un acte très personnel. Il arrive même qu’on se décide juste parce que sa couverture a capté notre attention. Telle est l’ambition de cette rubrique : vous faire partager une expérience de lecture par la seule justification d’un coup de cœur sur sa couverture et vous révéler si le texte est aussi séduisant que la promesse affichée. Chaque mois, Tanguy Leclerc se laissera prendre par une couv’ et nous dira si le ramage est à la hauteur du plumage. Comme c’est la première, elle est en accès libre. Abonnez-vous pour ne pas rater les prochaines.

Au départ, le regard se pose sur ce titre absurde, déroutant, qui sonne comme une provocation : « C’est beau la guerre ». Une antinomie justifiée par l’image d’un char parsemé de couleurs vives qui attire immédiatement le regard. Un tank fleuri qui semble posé là pour justifier cette drôle d’affirmation : c’est beau, la guerre. C’est pourtant vrai qu’elle est jolie cette silhouette sortie de nulle part, tapissée d’arabesques, palmettes et autres motifs floraux typiques des tapis d’Orient.
Passée la surprise initiale, une étude plus attentive du visuel nous révèle que ce tank absorbe en fait les couleurs du tapis sur lequel il est posé, comme un vampire absorbe le sang de sa victime pour s’en repaître. Un voleur de couleur qui assèche sa proie pour mieux révéler sa nature profonde : une machine de guerre détruisant tout sur son passage, les arbres, les champs, les maisons, les vies. La vie.

Ce char d’assaut, c’est l’ombre de la mort. Celle qui plane au-dessus des têtes des victimes de tous les conflits de la planète. Soldats, combattants ou civils innocents ; hommes, femmes, enfants… peu importe, la mort est aveugle. La guerre tue et broie la beauté du monde : « Au premier coup de feu, les couleurs s’envolent et se dispersent d’un coup comme des oiseaux que l’on aurait fait fuir avec le bruit » écrit d’ailleurs Youssouf Amine Elalamy en guise d’introduction de son ouvrage. « Toute chose a une couleur, et la guerre c’est tout gris. D’un gris qui comme toutes les cendres, garde en lui le souvenir du feu », poursuit-il un peu plus loin. Le feu qui s’abat sur les populations lorsque les puissants ou les fous décident de pulvériser telle ou telle cible sous un tapis de bombes.

COUV Cest Beau La Guerre PL1webLes canons réduisent au silence toute forme d’humanité, semant la désolation partout où ils sont déployés. Des champs de ruines surgissent alors les fantômes, ces survivants au regard hagard, révolté ou désespéré, qui ne peuvent même pas remercier le ciel d’être toujours en vie, puisque de vie il n’est plus question. Face à leurs morts ne subsiste chez eux que la honte. « La honte d’avoir survécu, la honte d’avoir été épargné (…), le sentiment de les avoir trahis » (…). « Si elle avait une couleur, cette honte, elle serait celle d’un serpent qui glisse dans ton cœur et mord ici et là », écrit Youssouf Amine Elalamy. Car « un mort ça ne sourit pas. Ça garde les yeux ouverts, ça regarde et ça accuse ».

Ce char rutilant posé sur un tapis délavé n’est finalement rien d’autre qu’une tâche immonde qui salit la beauté de l’âme humaine. Ses chenilles ne laissent derrière elles rien d’autre que de la bouillie, un tapis de cendre sur lequel la Faucheuse s’essuie les pieds, indifférente au malheur.

La couverture du livre de Youssouf Amine Elalamy est puissante et ne peut vous laisser insensible. Elle prend d’ailleurs toute sa force à la lecture de la seule première page de cet ouvrage dédié à tous les réfugiés de guerre. Une page d’une implacable véracité :
« Dieu que c’est beau, la guerre vue du ciel. On largue une bombe et on la voit fleurir en poudre de lumière. Jamais un arbre n’aura poussé aussi vite, jamais ses palmes n’auront eu un tel éclat. Seulement voilà, moi, la guerre, je ne l’ai jamais vue d’en haut, seulement d’en bas, et chaque arbre de feu, chaque palme qui pousse emportent avec eux une mère, un fils, un mari, un visage, des jambes, un bras. Une maison brûle, deux maisons brûlent, trois maisons brûlent, puis le quartier entier. Un pays en feu. Des forêts, des clairières, des champs, des collines, des montagnes, des parcs, des écoles, des cinémas, des théâtres, des mosquées, des églises, des jardins, des routes, des chemins, des villages, des villes. Ma ville. Bombardée, détruite, incendiée, rasée ».

S’il est difficile de guérir des blessures infligées par la guerre, Youssouf Amine Elalamy fait germer à travers le récit de son héros – un jeune comédien contraint à l’exil car chassé par un conflit fratricide (on devine la Syrie) – l’idée que l’humanité renaît toujours de ses cendres.
Après avoir fui sa terre natale, surmonté le piège de la traversée – « (…) la mer appelle, la mer séduit, la mer berce, la mer broie. La mer avale, la mer tue » -, cet homme à qui l’on demande quels sont ses talents une fois arrivé dans un camp de réfugiés, se propose de « réparer les vivants », c’est-à-dire rendre leurs absents à celles et ceux qui ont perdu un fils, un père, un frère, un mari, un amant, en les incarnant, comme un acteur incarne un rôle. Refaire vivre les morts en quelque sorte, grâce au témoignage de ceux qui les ont aimés.

« C’est beau, la guerre » vous attrape avec sa couverture et finit de vous happer par son récit bouleversant d’humanité. Ne passez pas à côté !

« C’est beau la guerre », de Youssouf Amine Elalamy, éditions Au Diable Vauvert.

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