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Aveuglés par la haine

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En flânant dans sa librairie favorite, Tanguy Leclerc est tombé en arrêt devant la couverture du dernier livre d’Erwan Larher, Indésirable. Une chronique sociale féroce sur les conventions établies autant qu’un éclairage salutaire sur une réalité identitaire peu exposée. Une particularité que l’auteur met en valeur en pratiquant l’écriture inclusive.

IndésirableLa première qualité de la couverture du nouveau roman d’Erwan Larher est qu’elle suscite le désir, contrairement à ce que dit son titre. Bien que minimaliste, elle attrape votre regard comme le font certains graffitis sur les murs de nos villes. Ici, le symbole taggé est celui du genre intersexe, ou neutre, qui qualifie « les personnes nées avec des caractères sexuels qui ne correspondent pas aux définitions binaires types des corps masculins ou féminins », selon l’ONU. Bref, des personnes qui ne rentrent dans aucune case. Des individus pour qui le quotidien est tout sauf un long fleuve tranquille car constamment « invisibilisés » ou objets de curiosité.

Son association avec le titre débouche sur la deuxième qualité de la couv de l’ouvrage : sa clarté. On devine instantanément ce dont il est question dans ce livre : un sujet sensible et polémique. Ce graffiti n’est pas simplement une marque qui serait dessinée sur un mur, c’est une gifle adressée à quelqu’un à qui on entend faire passer un message de rejet. On le lit comme on lirait « sale pédé ». D’ailleurs, le personnage principal du roman, Sam, intersexe donc, qui tombe sous le charme d’une vieille maison du village de Saint-Airy et décide de l’acheter par amour des vieilles pierres, ne tarde pas à être fixé-e sur le ressenti des habitants à son arrivée : à peine est-iel installæ qu’une inscription insultante est crachée sur la façade de sa maison : « ici on n’aime pas les pédés ! ». Ce à quoi Sam répond en écrivant sous le graffiti initial : il faut goûter avant de dire qu’on n’aime pas ».

De l’à-propos, Sam n’en manque pas, ni d’intelligence. Conscient d’intriguer les esprits les plus étriqués, iel en joue plutôt que de faire profil bas, et forcément attise les tensions. « Venir d’ailleurs pour les habitants de Saint-Airy, c’est la tare originelle. Le vétérinaire s’y est installé il y a trente ans et on l’appelle encore Le Lyonnais », confie l’un des rares soutien de Sam.

Iel est donc perçu-e comme un corps étranger, qui plus est un corps impur. On l’affuble rapidement du surnom de « L’Escargot », animal hermaphrodite, pour mieux le rabaisser. Dans cet environnement rural aux croyances solidement enracinées dans la terre – quand il est midi, il est midi ; on ne se sent pas homme ou femme, on l’est ou on ne l’est pas – Sam est une mauvaise herbe à éradiquer. Malgré ses efforts pour s’intégrer, iel décèle dans le regard de certains habitants, « plus que de la défiance ou de l’incompréhension : de la peur, du rejet, une frontière infranchissable avec des tessons de mépris plantés au sommet sous des barbelés d’hostilité ». Iel ne demande pourtant pas à être appréciæ, juste à être respectæ, jugæ sur ses actions et non sur son sexe, son genre ou sa sexualité. Mais pour ce village depuis longtemps assoupi et gangréné par l’entre-soi, accepter qui iel est demeure inconcevable, parce qu’au-delà de l’imaginable. « Ainsi, il est vraiment des contrées où le mouvement se heurte à l’immobilisme, où le bouillon fige promptement, emprisonnant l’avenir dans une couche gélatineuse », écrit l’auteur.

Un regard sans concessions sur les turpitudes dont sont capables les hommes face à l’inconnu.

Grâce au style franc qu’on lui connaît (il est notamment l’auteur du remarquable « Le livre que je ne voulais pas écrire, Ernest vous en parlait ici https://www.ernestmag.fr/2017/09/23/le-livre-que-je-ne-voulais-pas-ecrire/ ), Erwan Larher porte un regard sans concession sur les turpitudes dont sont capables les hommes face à l’inconnu. Indésirable est une chronique sociale féroce sur les conventions établies, mais pas seulement. Car dans son récit, Larher prend soin de mélanger les genres, comme un clin d’œil à son personnage principal : étude de mœurs, roman noir, roman politique, thriller… Au fil des pages on suit les initiatives de Sam pour bousculer l’ordre établi à Saint-Airy et faire du village une expérience sociétale et politique grâce à l’expérience de la démocratie participative. La grande originalité du livre reste néanmoins l’utilisation de l’écriture inclusive pour le personnage de Sam. Loin de déranger, elle renforce l’attachement que l’on ressent pour ce héros mystérieux. L’exercice de style est audacieux et apporte au roman une indéniable modernité.

Avec Indésirable, Erwan Larher signe un ouvrage aux allures d’essai militant bienvenu dans le contexte actuel. Le seul bémol que l’on peut émettre concerne la dimension « thriller » du livre. Une histoire de trafic de stupéfiants et de braquage de magot à dormir debout qui, en définitive, déséquilibre la trame narrative. Le passé mystérieux de Sam suffisait à accentuer la méfiance des villageois à son égard. En faisant de son personnage le mécène du village qu’il entend transformer grâce à une fortune trop facilement acquise, Erwan Larher affaiblit l’acuité de son analyse. Dommage.

Le passage qui nous a interpellé :
« La théorie du genre neutre n’a pas fait florès au village. Beaucoup croient que c’est une blague. Une blague c’est rassurant pour contrer l’inenvisageable, l’impensable. En surf didactique, Michel Boisrond prend l’intersexualité de plein fouet. Il avait une vague idée de ce qu’est un ou une transexuel-le, un ou une travesti-e, vocable à connotation un peu libidineuse, un peu soufrée, strings, faux cils interminables et paillettes dans le décolleté. Il trouve tout ce folklore plus risible que dérangeant, les gens font ce qu’ils veulent de leur corps, lui est hors d’atteinte, et s’il décide de s’encanailler, il bifurque en trois clics vers la catégorie shemales d’un site porno – cette découverte l’a, à sa grande honte, émoustillé.
Or, l’intersexe, c’est une autre histoire. À la frontière de la tératologie. Il voit des photos un peu écœurantes, fascinantes cependant. Impossible de déceler si ce sont des photomontages, mais Michel suppose que celles qui illustrent des articles médicaux ne sont pas trafiquées. Elles lui collent le frisson. Sam Zabriski cache-t-iel sous ses pantalons unisexes un clito-pénis et une vulve ? A-t-il des gonades à l’intérieur du corps ? Des ovaires ? Un vagin, mais pas d’utérus ? Le syndrome de Klinefelter ? De Turner ? Combien de paires de chromosomes ? Une hyperplasie surrénalienne congénitale ? Le sujet est touffu. »

Toutes les “Attrape Couv’ de Tanguy Leclerc sont là.

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