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La nausée n’est pas une fatalité

Patrick Hendry RGoxQdG6GXc Unsplash

“Même s’il me permet de lire Sartre, je ne lis jamais ce journal car il me donne en même temps la nausée et les mains sales”, s’amusait il y a quelques années Pierre Desproges en pointant Rivarol, journal de l’extrême droite. S’il était encore de ce monde, Desproges n’aurait même plus à ne pas lire Rivarol tant les nouvelles d’où qu’elles viennent sont mauvaises et tant l’extrême droite semble avoir gagné la bataille culturelle. Cette famille de pensée qui fait de la violence, de l’excommunication et de la mise au ban de la différence sa matrice est aujourd’hui présente partout. Elle pullule dans de nombreux médias, et contrairement à ce qu’elle raconte à longueur de chroniques dans les grands médias, elle dispose d’un temps de parole largement conséquent.

Ainsi tel Desproges, les républicains démocrates sont perdus. Ils n’ont qu’à allumer – même brièvement – leur télévision pour constater que la façon de faire de la politique de l’extrême droite, c’est-à-dire, de penser le débats d’idées uniquement avec le prisme de l’autorité et de la violence a gagné. Pas besoin de faire la liste. Cette semaine, il y eut des gifles, de la farine, des tweets imbéciles dans lesquels des philosophes ont perdu le sens de la raison, et des menaces de mort contre un maire. Bref, la violence est là, partout, tout le temps. Elle est le terreau de l’extrême droite dans son inexorable progression vers le pouvoir. Évidemment, en écrivant ses mots, nous pourrions être accusés tel le héros des fables de La Fontaine de “crier au loup”. A force de crier au loup et de perdre le goût du combat, on s’expose cependant à l’entrée des loups. “Les hommes avaient perdu le goût, De vivre, et se foutaient de tout…les loups sont entrés dans Paris”… chantait Reggiani. Cette semaine, chers amis, nous avons eu la nausée. Peut-être l’avez-vous aussi ressentie. Nausée devant ce débat public d’une médiocrité crasse, devant ce déferlement de violence verbale et physique et devant la montée toujours plus grande de ce que Cornelius Castoriadis appelait “La montée de l’insignifiance”. Alors que cette désagréable sensation de nausée nous prenait, nous nous sommes tournés vers Sartre. Forcément. Inévitablement.
Son roman éponyme met en scène Antoine Roquentin qui prend conscience que quelque chose est hors de l’habituel, et qu’elle a grandi en lui. Il tente de comprendre. Il écrit, il cherche, il veut cerner les raisons qui le conduisent à cet état second de nausée et de faille ontologique dans le cours de sa vie. Le héros est seul et sur son chemin, il rencontre d’autres personnages.
Notamment celui d’un autodidacte, qui pour faire face à sa solitude mais aussi et surtout à cette nausée du monde se réfugie autant dans les livres que dans l’humanisme. “Je pense, lui dis-je, que nous voilà, tous tant que nous sommes, à manger et à boire pour conserver notre précieuse existence et qu’il n’y a rien, rien, aucune raison d’exister…”

L’autodidacte répondit que la vie a un sens si on veut bien lui en donner un. Il faut d’abord agir, se jeter dans une entreprise. Il y a un but, Monsieur, il y a un but… il y a les hommes”, écrit Sartre. Avant d’ajouter comme un rappel à notre époque : “La violence n’est pas un moyen parmi d’autres d’atteindre la fin, mais le choix délibéré d’atteindre la fin par n’importe quel moyen”. Tâchons de nous en souvenir.

Les deux autres enseignements que confèrent ce livre pour – peut-être – penser aujourd’hui sont également très intéressants. D’abord dans le fait que pour quitter la nausée, Roquentin trouve la force en lui, dans ses recherches, dans les livres et dans la mise en mouvement.  Pour chasser les loups, réfléchissons, lisons et surtout bougeons. Ensuite, le second enseignement : celui de l’amour. Forcément, devrions-nous dire. Nous l’avons aimé notre démocratie, notre République. Nous les avons aimés nos chansons, nos idéaux.
 Et pourtant, comme Roquentin, parfois nous pourrions être tentés de dire : “Je sais que je ne rencontrerai plus jamais rien ni personne qui m’inspire de la passion. Tu sais, pour se mettre à aimer quelqu’un, c’est une entreprise. Il faut avoir une énergie, une générosité, un aveuglement… Il y a même un moment, tout au début, où il faut sauter par dessus un précipice : si on réfléchit, on ne le fait pas. Je sais que je ne sauterai plus jamais.”

Ainsi, sans le saut, pas de risque. Sans cet amour qui nous lie les uns aux autres, même quand il est fou et inattendu, mais aussi à nos institutions, que sommes-nous ? Existons-nous vraiment ? Difficile de le croire tant la nausée vient aussi de l’absence ou de l’éclipse de cet amour si puissant. Reste à savoir ce que fait Roquentin. 

Sans divulgâcher la fin du livre aux heureux qui ne le connaîtraient pas encore, sachez seulement, que nos humanités sont faits de sauts permanents. Sautons pour s’aimer. Sautons pour lutter contre ceux qui veulent nous désespérer d’aimer, justement. Sautons, enfin, pour ne pas avoir à chasser des loups. La nausée n’est pas une fatalité.

Bon dimanche,

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