Longtemps journaliste, Thomas Cantaloube est devenu romancier. Un bon romancier de romans noirs qui auscultent les racines de nos maux contemporains. Ernest avait été l’un des découvreurs de son premier roman “Requiem”, il est de retour avec “Frakas”, peut-être plus réussi encore. Rencontre.
« Frakas ». C’est le titre du deuxième roman de Thomas Cantaloube. C’est aussi l’effet que produit l’entrée de ce nouvel auteur de la Série Noire dans le cercle du polar français. Avec « Requiem pour une République » (dont Jean Casel sur Ernest fut l’un des premiers à vous parler), il a collectionné les prix : un coup d’essai réussi après ses vingt-cinq ans de journalisme. Aujourd’hui, il en confirme les promesses en affirmant sa patte. Un vrai sens du récit, un style direct et fluide, des couleurs et du rythme, et un territoire inexploré : les bas-fonds du pouvoir au tournant des années 1960. Un cocktail de crime et de politique dans la tradition du genre, avec des surprises à lui. Son livre précédent était centré sur les bavures policières dans la traque du FLN algérien. Cette fois, il nous initie aux opérations que l’armée française a menées à la même époque au Cameroun. Sept ans d’un conflit méconnu, ignoré. Une guerre coloniale sale et sanglante, assortie de bombes au napalm et de camps de concentration, pour faire taire les premières voix indépendantistes. Une sombre page d’histoire qu’il nous fait traverser avec une retenue bienveillante, dans le sillage d’un trio de Pieds Nickelés ni trop violents, ni trop salauds. Trois nouveaux héros qui font tranquillement leur trou dans le paysage du roman noir…
Comment êtes-vous passé du reportage à la fiction ?
Thomas Cantaloube : La fiction me travaillait déjà depuis longtemps. Quand j’étais correspondant à l’étranger, donc pigiste, je passais par des moments de remise en cause quand j’avais moins de boulot. Je me lançais dans un roman ou dans un scénario et puis, d’un coup, l’actualité repartait à fond et je ne terminais jamais. Le déclic est venu d’un bon ami, le photoreporter Patrick Bard, avec qui j’ai beaucoup travaillé aux États-Unis. Son roman « La frontière » est né d’une enquête qu’on a faite ensemble, et une part de moi en était jaloux. Lors d’un week-end chez lui, je lui ai confié mon idée de raconter les bas-fonds de la IVe République sous forme de polar et il m’a encouragé. Je m’y suis mis juste pour moi, pour voir si j’étais capable d’aller au bout, en écrivant les soirs, les week-ends, en vacances. Ça m’a pris deux ans.
“J’admire la façon dont Ellroy raconte l’histoire grâce au polar”
Pourquoi ce mélange de fiction et d’histoire récente ?
Thomas Cantaloube : Par imitation, je n’ai pas honte de le dire. Le réalisateur Samuel Fuller disait : « Piquez aux meilleurs et, si vous vous faites prendre, dites que c’est un hommage ». J’admire beaucoup James Ellroy pour sa manière de réécrire l’Histoire par le biais du polar. Cette période de la fin de la guerre d’Algérie me semblait idéale pour essayer de faire du Ellroy à la française autour du SAC, de ce brassage entre gaullistes, extrême-droite et truands.
Qu’avez-vous appris dans vos recherches sur cette période ?
Thomas Cantaloube : Pour « Requiem », ma vraie découverte a été l’attentat de Vitry-le-François. Ma mère en avait entendu parler parce qu’elle était fille de cheminot. Mais autour de moi, très peu de gens savaient que c’était le deuxième attentat le plus grave en France après ceux du 13-Novembre. Mon idée était de relier les fils entre différents évènements de cet ordre, mal connus. J’ai pioché dans des livres d’historiens, comme le ferait un journaliste, j’en ai sorti une trame. Pour le reste, l’action se passe entre Paris, Marseille, un peu la Normandie, et ça je connais.
Et pour « Frakas » ?
Thomas Cantaloube : J’ai bien trouvé un livre sur cette guerre du Cameroun dont on a très peu entendu parler, mais pour rencontrer des témoins de cette époque, il a fallu que j’aille là-bas. J’y ai passé deux semaines, en combinant mes recherches avec des sujets pour Mediapart. C’est mon vieux fond de reporter, j’ai du mal à raconter les choses sans les avoir vues ou touchées. Il s‘agissait aussi de ne pas dire de bêtises sur le pays. Je n’écris jamais des tartines de descriptions mais quand on parle des transports ou des costumes camerounais en 1962, il faut être juste.
Ce deuxième livre, vous l’avez voulu sur un ton plus léger que le premier….
Thomas Cantaloube : « Requiem » peut se résumer à une suite de coups pendables fomentés dans des bistrots, dans un décor en noir et blanc. C’était du Jean-Pierre Melville. Mais là, en Afrique, on a un vaste ciel bleu, la brousse, cette terre rouge, cet habitat très particulier, difficile aussi d’enchaîner les courses-poursuite. J’ai donc projeté les mêmes personnages dans une ambiance d’aventure, moins noire. C’est plutôt du Philippe De Broca, avec Ventura et Belmondo. Et le jeune romancier quinquagénaire que je suis s’est beaucoup amusé à écrire des scènes d’action et ce final en hélicoptère…
“L’idée est de me confronter, à travers la fiction, aux racines du mal”
Vous auriez pu raconter cette guerre dans un essai, comme vous en avez écrit sur les États-Unis…
Thomas Cantaloube : Cela m’aurait demandé un travail d’enquête bien plus important. Et puis j’ai vraiment quitté le journalisme pour me plonger à fond dans la fiction, c’est le bon véhicule pour raconter un pan d’histoire. Il y a cette tradition en France, notamment dans la Série noire, avec Manchette, Pouy, et aujourd’hui Caryl Ferey. A l’étranger aussi. J’ai pris l’habitude de toujours emporter un polar là où je partais en reportage, c’est un bon raccourci pour pénétrer un pays ou son histoire. Lire James Lee Burke en Louisiane, Craig Johnson dans le Wyoming, Deon Meyer ou Mike Nichols en Afrique du Sud… C’est ce que j’aime dans le polar, quand il vous plonge dans un récit qui vous nourrit. A mon tour, je prends le lecteur par la main pour une histoire criminelle, et il découvre un événement historique méconnu.
Vous avez conscience d’avoir développé un univers à vous ?
Thomas Cantaloube : J’écris une forme de polar historique. J’ai le souci de me confronter aux origines de problématiques contemporaines, de raconter les racines du mal. Au travers des coulisses de la guerre d’Algérie ou des manipulations d’un préfet d’extrême-droite, je remonte aux origines de la question du racisme ou de la crise des banlieues. La décolonisation est la grande affaire du XXIe siècle, on n’a pas réglé les problèmes qui en découlent. La guerre du Cameroun, ce sont des milliers de morts, des bombes au napalm, des assassinats politiques, des camps de concentration… L’armée française y a commis tout ce qu’on a reproché ensuite aux Américains au Viet-Nam. Et on n’en parle pas ! C’est pour cela que j’ai mis en exergue cette phrase de François Fillon lors de sa visite là-bas. Les conseillers d’un Premier ministre font très bien leur travail, il avait forcément été briefé avant d’y aller. Prétendre qu’il ne s’était rien passé était un choix politique.
Avec ces deux livres, vous voilà lancé dans une série…
Thomas Cantaloube : … et il y en aura un troisième, dont j’ai déjà le titre à défaut d’avoir commencé à l’écrire. J’ai même une idée qui pourrait faire un quatrième. Cela me va, j’aime les personnages récurrents. Mais il ne faut pas que ce soient des archétypes. J’ai cherché à rendre mon trio un peu complexe, comme les gens qu’on rencontre sur le terrain, qui sont en dégradé de gris, jamais tout noir ou tout blanc. Pour les imaginer, je pars d’une photo pour chacun d’eux : Guy Pearce dans « LA Confidential » pour le naïf Luc Blanchard, Erroll Flynn pour le beau gosse Antoine Lucchesi, Blaise Cendrars pour le salaud Sirius Volkstrom, manchot et tronche d’ancien boxeur.
Vous êtes très cinéma : vous écrivez en partant d’un scénario ?
Thomas Cantaloube : Mon écriture est assez spontanée, je me laisse porter. Quand j’attaque un chapitre, je ne sais pas comment je vais le raconter. Quand j’en viens aux descriptions, je pense être assez laconique, je n’aime pas les écrivains qui se regardent écrire et je ne voudrais pas en être un. Et surtout, j’adore écrire les dialogues, peut-être par frustration après 25 ans de journalisme où j’en ai été privé. Mes trois personnages un peu bruts de décoffrage m’autorisent une écriture plus vive. Et comme je suis très cinéphile, en écrivant, je les visualise dans une scène avec Pasqua, Defferre ou Mitterrand, comme Forrest Gump avec Nixon ou Elvis. Je me dis que si je les vois, le lecteur les verra aussi. Je veux être accessible, faire du roman populaire, lisible par tous.
“Écrire c’est aussi lire. Je lis tous les soirs”
Lisez-vous maintenant les mêmes genres de livre que quand vous étiez journaliste ?
Thomas Cantaloube : Je lis un peu plus de polars depuis que j’ai intégré des jurys, j’ai redécouvert la science-fiction et le roman français contemporain, et je continue de lire des essais sur la géopolitique. Je lis tous les soirs, même quand j’écris, et mes goûts sont assez larges.
Votre dernier coup de cœur ?
Thomas Cantaloube : C’est un livre de Kim Stanley Robinson qui mêle science-fiction et écologie, « The Ministry for the Future », une sorte d’essai romancé sur l’environnement. Il nous parle du climat sur les trente années à venir et s’ouvre sur une scène hallucinante de canicule au Rajasthan. Je l’avais repéré dans la liste de lectures de Barack Obama, cela m’a intrigué qu’il lise de la science-fiction…
J’ai eu aussi un coup de cœur pour ce livre (il le saisit sur l’étagère voisine), « Cimetière d’étoiles », de Richard Morgièvre, un auteur qui manie une langue incroyable. J’ai pu le rencontrer, comme d’ailleurs d’autres auteurs dans le circuit des festivals ou salons du polar. C’est un milieu où existe une réelle connivence. Et c’est très chouette aussi d’être face à ses lecteurs, leurs retours sont bien plus agréables que ceux qu’un journaliste peut avoir sur ses articles. Les lecteurs de littérature noire sont aussi moins corsetés, plus détendus, que ceux de la blanche.
Vous êtes un romancier à plein temps ?
Thomas Cantaloube : J’écris aussi des scénarios de fiction pour la télé et le cinéma. C’est un retour à mes anciennes amours car j’avais hésité entre journalisme et cinéma quand j’étais étudiant. C’est aussi une façon de chercher un équilibre financier car je ne vis pas de mes romans
Thomas Cantaloube a été journaliste pour Le Parisien, Marianne, La Vie, Grand Reportage et pour Mediapart. Pendant douze ans, pour le site d’information en ligne, il a réalisé des reportages dans une vingtaine de pays d’Amérique, d’Asie et d’Europe.
« Frakas », Thomas Cantaloube, Série noire, 432 pages, 19€
« Requiem pour une République », Série noire 544 pages, 19€ ou Folio, 9,20€ / Jean Casel vous en avait parlé ici.
Crédit Photo : Francesca Mantovani
Tous les regards noirs sont là.