S’il manquait quelque chose sur Ernest, c’était bel et bien une place dédiée au roman noir. Si nous avons toujours traité de ces romans noirs qui disent les profondeurs et les failles de nos sociétés et de notre monde moderne, il n’y avait pas d’espace réservé. Cela est désormais réparé. “Regards noirs”, c’est le nom de cette nouvelle chronique qui sera animée par Philippe Lemaire, journaliste au Parisien, passionné de romans noirs depuis des années et lecteur acéré. Dans ce premier numéro de son regard noir, Philippe Lemaire nous emmène en Chine, sur les traces de Qiu Xiaolong, auteur renommé qui utilise le roman noir pour débusquer les affres de la Chine rouge. Puissant. D.M.
Vingt ans que Qiu Xiaolong promène son inspecteur Chen dans la Chine d’aujourd’hui. Un flic poète, sensible et désabusé, témoin impuissant des aspirations de ses concitoyens, cadre placardisé d’une police aux ordres du Parti. Vingt ans, et toujours la même fraîcheur, la même acuité chez ce septuagénaire aux yeux rieurs qui incarne l’une des grandes forces du roman policier : distraire en mettant à nu les turpitudes humaines.
Depuis « Mort d’une héroïne rouge » en 2001, son propos politique moqueur, voire grinçant, se plie avec naturel aux exigences d’une littérature d’évasion. Il affiche la couleur dès le pitch de « Un dîner chez Min », son tout dernier roman. Dans le Shanghai d’aujourd’hui, une courtisane moderne est assassinée : la belle Min vendait à quelques privilégiés ses talents culinaires et parfois aussi son corps. Sexe, élite et repas fins, un cocktail qui sape allègrement les professions de vertu des maîtres de Pékin. Telle est l’ambition qui guide Qiu Xiaolong (prononcer Tchou Chaolongue) : démasquer la Chine rouge qui a brisé sa famille, cette tyrannie qu’il a fuie en 1988 pour le Missouri, avec sa culture et ses souvenirs pour bagages. Avant chaque nouveau livre, son passeport américain en poche, il avait pris l’habitude de retourner là-bas pour de discrètes recherches. « J’ai pu me rendre à Shanghai et dans d’autres villes, nous répond-il par e-mail depuis Saint-Louis, mais je devais présenter mon identité et m’enregistrer partout où j’allais, que ce soit pour prendre un billet de train ou entrer dans un Cybercafé. Et de temps en temps, le flic du quartier venait frapper à ma porte, sans forcément de prétexte ».
La pandémie a tout arrêté. « Le gouvernement chinois exige maintenant un visa spécifique si l’on veut voyager dans le pays. Je n’ai pas pu y aller de toute l’année ». Avec le temps, le romancier sino-américain espère reprendre le chemin de l’université de Guangxi, où il anime des cours et des séminaires sur la traduction de poèmes anciens. « J’ai publié plusieurs ouvrages dans ce domaine qui coïncidaient avec la volonté du régime de faire sa propagande en faisant découvrir les lettres chinoises au monde ».
Le roman noir pour dire la “cyber China”
Car la poésie est la vraie passion de Qiu Xiaolong, son langage naturel, son refuge, sa richesse. Il aime en lire, en étudier, en écrire. Elle charpente ses histoires de meurtre et les rêveries de son personnage. Une sorte de revanche sur la Révolution culturelle qui l’a privé de tout enseignement artistique dans sa jeunesse. Ses poèmes deviennent ceux de Chen, un jardin secret où l’enquêteur esthète médite, cherche les clefs d’une réalité fuyante. Au fond, se dit le flic de Shanghai face au meurtre de Min, une enquête de police s’apparente à une critique littéraire, il faut se concentrer sur l’inexplicable…
C’est dans ces précieux poèmes que le policier solitaire peut libérer un peu de ses émotions, s’affranchir d’un conformisme social qui impose de toujours faire bonne figure, de s’autocensurer. Et puis, plus trivialement, quand il faut déjouer les écoutes, ces vers énigmatiques deviennent un langage codé pour échanger avec sa secrétaire ou avec le vieux sage, survivant de toutes les purges politiques, qui veille sur sa carrière.
Le personnage de Chen Cao se révèle un intermédiaire très commode pour décrypter cette société de surveillance (« Cyber China ») aussi bien que ses désastres industriels (« Les courants fourbes du lac Taï ») ou ses luttes de pouvoir (« Dragon bleu, tigre blanc »). L’inspecteur jouit de droits précieux : vivre seul et sans attaches, rencontrer qui il veut, pénétrer dans des bâtiments officiels, humer l’atmosphère social ou politique du moment.
En homme de principes répugnant aux jeux politiques, l’incorruptible Shangaïen est condamné à observer l’action de loin. Qu’importe. Ce qui compte, c’est ce qu’on lui cache. La vérité officielle est juste une version acceptable des faits. Lui a l’habitude de la contourner. Les efforts de diversion déployés dans l’ombre lui disent dans quelle direction chercher. Vers des secrets ayant forcément trait aux affaires, aux investissements, aux profits.
Ce qu’il voit au grand jour est déjà édifiant. Ses collègues et voisins pas très bien logés, ayant parfois leurs vieux parents à charge et un deuxième boulot au noir. Et une élite capitaliste et étatique qui, elle, se joue des règles pour se gaver de logements résidentiels et de tables de luxe. Dans ce roman, des notables – ceux qu’il appelle Gros-Sous et Princes rouges – s’échangent même l’adresse d’un bordel clandestin géré par le Parti. Source de traitements de faveur comme de chantages.
Pas très égalitaire ni très reluisant, le socialisme de marché… Qiu Xiaolong le renvoie à ses contradictions sans hargne, avec un apparent détachement. S’il écrit maintenant en anglais, il ne rédige pas ses fictions comme l’Américain qu’il est devenu, mais comme ses personnages chinois raisonnent. Chen Cao est rompu au double langage et aux sous-entendus. Le fil de sa pensée est tout en fausse candeur et en apparente soumission, mais lourd d’impertinence et d’ironie. La charge n’en est que plus cruelle.
Le filon paraît inépuisable, à la mesure de ce système dont les progrès affichés restent chers payés. « Le premier livre de la saga Chen s’ouvrait sur une pendaison de crémaillère au début des années 1990, nous rappelle Qiu Xiaolong dans son e-mail. À l’époque, loger le peuple était encore la mission de l’État. De nos jours, les gens achètent leur appartement à peu près comme dans d’autres pays, sinon que le prix est beaucoup plus élevé, peut-être même plus qu’à Paris. Tant sur le plan économique que matériel, beaucoup de choses ont changé et chaque fois que j’y suis retourné, je me suis perdu. Autant de nouveaux bâtiments, de nouvelles autoroutes, de nouveaux métros… Et de nouvelles installations de surveillance nombreuses et omniprésentes. Comme dans 1984, “Big Brother vous regarde” partout. »
“Un dîner chez Min”, Qiu Xiaolong, éditions Liana Levi, 256 pages, 18 euros
Alors Ernest, on avait zappé le roman noir ???
Erreur réparée à moitié pardonnée…