Rencontre avec Colum McCann, funambule écrivain qui tisse des liens entre les mondes et rapproche les humains en aidant à affronter le chagrin de l’époque.
Photos Patrice Normand
Colum McCann est un funambule. Il tire des cordes entre les mondes et s’élance dessus pour nous montrer qu’il est possible d’avancer et de trouver un équilibre sur ce fil étroit qu’il créé entre les univers. Après “Danseur”, “Transatlantic”, “Zoli”, “Ailleurs en ce pays”, et “Et que le vaste monde poursuive sa course folle” où il était justement question d’un funambule, Colum McCann signe “Apeirogon“, un livre magnifique, juste, puissant et plein d’humanité. Ernest en a fait l’un de ses coups de cœur du vendredi. Dans “Apeirogon“, il est question d’Israël, de la Palestine, de Rami et de Bassam qui ont tous les deux perdu un enfant dans ce conflit. Leur histoire est vraie et elle a inspiré Colum McCann. Le sujet est inflammable. McCann en fait une symphonie de paix. C’est un livre qui dit – à lui seul – tout ce pour quoi la littérature est faite. « La vie ne suffit pas, sinon la littérature n’existerait pas » avait l’habitude de dire Fernando Pessoa. La vie ne suffit pas, et Rami et Bassam ne pourront pas, malgré toute leur volonté, résoudre les problématiques de ce conflit inextricable. Colum McCann en écrivain leur vient en aide. Il dit au monde le réel tout en en faisant de la poésie à la fois tragique et joyeuse. Ce livre fait de fragments constitue un parchemin d’humanité.
Évidemment, après l’avoir lu, l’envie d’en parler avec l’auteur, l’envie de vous donner à entendre les mots de cet écrivain majeur de notre époque est venue. Lors d’un entretien Skype, nous avons longuement échangé avec McCann. C’est un rêveur. Un homme qui croit au pouvoir des mots, de la littérature et de la fiction. Un homme qui nous raconte le monde, nous aide à mieux le comprendre et même à l’accepter pour ensuite le changer. Rencontre puissante et passionnante.
Pourquoi avez-vous décidé de nous raconter cette histoire maintenant ?
Colum McCann : L’histoire est arrivée dans ma vie et je ne pouvais pas l’ignorer. Il y a cinq ans, je suis entré dans une pièce et j’ai rencontré deux hommes qui ont changé ma vie. J’étais en voyage en Israël et en Palestine, et lors de mon avant-dernier soir, je suis allé dans la ville de Beit Jala, juste à l’extérieur de Jérusalem. Je suis entré dans ce petit bureau, en montant un escalier branlant. Ces deux hommes étaient assis là et ils se sont présentés comme Rami et Bassam. Ils ont commencé à me parler de leurs filles, Smadar et Abir, toutes deux perdues dans le conflit. Ils ont pincé chaque once d’oxygène de l’air. Je suis retourné à New York mais il m’était impossible d’oublier leur histoire et la puissance de leur relation. J’ai su à partir de ce moment que je voulais écrire à leur sujet.
“Le monde est un endroit en désordre. Nous devons le reconnaître. Ce n’est pas une raison pour le réduire à des simplicités”
Israël / Palestine est un sujet très complexe et très clivant. Votre livre est très équilibré. Vouliez-vous faire l’éloge de la nuance avec ce roman ?
Colum McCann : Je souhaite que le monde lui-même devienne un éloge de la nuance. Pas seulement Israël et la Palestine. Le monde est un endroit en désordre et je pense que nous devons le reconnaître. Toutefois, nous ne pouvons pas le réduire à des simplicités. Je pense qu’il est plus important que jamais de reconnaître que nous sommes bien plus qu’une seule chose. Nous sommes innombrables. Nous sommes compliqués. Et nous ne sommes certainement pas aussi stupides que nos partis politiques, nos entreprises, nos chaînes de télévision ou même certains de nos artistes – peut-être même moi – semblent vouloir que nous le soyons.
C’est le travail de l’artiste de célébrer le désordre et de reconnaître à quel point c’est compliqué. Peut-être que nous pourrons alors aider à le résoudre. Si nous continuons à faire simple, nous échouons. En ce qui concerne Israël et la Palestine, il existe un malentendu courant selon lequel il s’agit d’un argument soit / soit. Il y a tellement de distorsions unidimensionnelles à la fois des Palestiniens et des Israéliens. Mais rien n’est unidimensionnel. Un écrivain doit rendre autant d’aspects de la situation qu’il le peut. Il est à la fois plus gratifiant – et extrêmement difficile – de penser kaléidoscopiquement aux autres. C’est ce que font Rami et Bassam.
La forme du livre et votre façon de raconter l’histoire est très originale…Vous alternez les chapitres qui tiennent en une phrase et plus de longueur. Qu’est-ce qui vous a amené à faire ce choix artistique ?
Colum McCann : Je voulais essayer d’écrire un récit qui transgressait les récits classiques et acceptés en général et ceux autour d’Israël et de la Palestine en particulier. La forme de ce roman fait écho à certaines des façons dont Internet a façonné notre façon de penser, de ressentir et même de respirer, en passant d’une chose à une autre, a priori sans rapport, mais en fait si.
Au départ, je pensais que je le ferais en cinquante chapitres, puis peut-être en cent et puis – environ un an après le début du processus – j’ai été frappé par le fait que Rami et Bassam racontaient les histoires de leurs filles pour les garder en vie, un peu comme Shéhérazade, et j’ai pensé : «Ah-ha, il doit y en avoir 1 001». C’était comme un coup de cœur. Et puis j’ai pensé que je voudrais que le livre soit lu dans deux directions, donc j’ai 500 chapitres en haut et 500 chapitres en bas, commençant et finissant au chapitre 1. Mais je ne suis pas un mathématicien. C’est plus de la musique pour moi. J’ai commencé à me sentir comme le chef d’orchestre. Pour moi, c’était une question de musique.
“Mes deux personnages savent d’où ils viennent, mais ce qui les intéresse c’est de savoir où ils vont”
Qu’est-ce qu’un Apeirogon? Pourquoi ce titre?
Colum McCann : Un apeirogon est une forme avec un nombre infini de côtés. Cela semble fou et impossible et beau à la fois – et ça l’est. Vous pouvez faire partie d’une forme infinie et atterrir sur n’importe quel point fini en son sein. Je suis tombé sur le mot quand j’écrivais TransAtlantic il y a une dizaine d’années. Je cherchais un mot pour suggérer des côtés infinis. Je l’ai rangé dans ma poche arrière et j’ai tout de suite su que ce serait le titre. Certaines personnes ont essayé de m’en dissuader, mais j’ai pensé que c’était parfait. Et je suis vraiment fier de mes éditeurs français, Belfond, d’avoir eu le courage de s’y tenir. Je savais que ce serait un titre difficile. Mais ce serait aussi unique. Et je fais confiance à mes lecteurs, en particulier à mes lecteurs français ! Je trouve honnêtement que mes lecteurs français sont parmi les plus forts. Ils sont prêts à prendre des risques et à aller plus loin.
Pourriez-vous nous présenter les deux personnages principaux du livre?
Colum McCann : J’espère que le livre les présente. Rami est israélien. Bassam est palestinien. Quand vous les rencontrez, vous les trouvez tous les deux intensément humains. Ils se soucient d’où ils viennent, mais ils se soucient encore plus de savoir où ils vont.
“L’imagination fait partie de la réalité”
Combien de temps avez-vous mis pour écrire ce livre ?
Colum McCann : Quatre, presque cinq ans.
Selon vous quel est le rôle d’un écrivain ?
Colum McCann : L’écrivain doit être un témoin. Et essayer, autant qu’humainement possible, de dire la vérité. Les écrivains doivent faire entendre les histoires. Faire comprendre le désordre. L’écrivain doit affronter le chagrin du monde et peut-être, juste peut-être, mettre une fissure dans le mur et apporter un peu de lumière. Pas parce que l’écrivain est quelque chose de spécial. Mais l’écrivain est au début des choses. Elle ou il doit illustrer la vérité sur ce qui se passe. Et si d’aventure nous pouvons amener les gens à écouter, alors ils créeront des actions et des réactions sur le terrain.
Pensez-vous que les romans racontent une partie de la réalité du monde ?
Colum McCann : Oui. L’imagination elle-même fait partie de la réalité. Ce qui est réel est parfois imaginé et ce qui est imaginé est réel.
Pensez-vous qu’un roman peut changer le monde?
Colum McCann : Allez, je me lance. Je mets ma tête sur le billot (rires).
Je pense que oui ! Je dois être très prudent quand je dis des choses comme ça parce que les gens vont m’accuser d’être naïf ou sentimental, et je ne crois pas l’être. Le plus important pour moi maintenant est de laisser le livre travailler sur les autres. Il doit permettre aux gens de penser différemment à ce qui se passe au Moyen-Orient, en France, à New York ou ailleurs. Mais un livre – et en particulier ce livre – ne peut pas être didactique. Il ne peut pas proposer de solution.
Toutefois, le livre (ce livre) peut créer chez les lecteurs un mouvement. De ce mouvement qui vient des autres peut naître quelque chose. Un changement. Au fond ce mouvement que créé la littérature par l’expérience sensible qu’elle nous propose inspire aussi nos actions. Pour réveiller une Greta Thunberg peut-être. Ils sont des milliers. Je sais qu’ils sont là-bas.
Quel lecteur êtes-vous? Quels sont vos écrivains préférés?
Colum McCann : Oh, j’ai tellement d’écrivains préférés qu’il est difficile de les nommer. En ce moment, mon fils, John Michael – ou Jean Michel comme je l’appelle – écrit des essais pour l’université. Il m’envoie aussi parfois des extraits de poèmes. Je suppose que c’est mon écrivain préféré. Il l’est après John Berger et Michael Ondaatje.
Dans un entretien exclusif qu’il nous a accordé, Ken Follett nous dit que, selon lui, “lire nous donne des pouvoirs magiques” et fait de nous de “meilleurs humains”, êtes-vous d’accord avec ça ?
Colum McCann : Oui ! Nous devenons plus vivants lorsque nous lisons. Nous élargissons les poumons du monde.
Tous les entretiens d’Ernest sont là.
[…] Notre entretien avec Colum McCann pour son précédent roman “Apeirogon”, qui se passe notamment en Israël, est ici. Il nous confiait : “l’écrivain affronte le chagrin du monde”. […]