Ah les secrets de famille ! Ils sont décidément une source inépuisable d’inspiration pour les auteurs. Pour le pire et le meilleur. Avec « Je suis ici pour vaincre la nuit » de Marie Charrel, nous sommes clairement dans le meilleur. Intriguée par des toiles d’une aïeule présente chez elle et signée Yo Laur, Marie Charrel, journaliste de son état, pose des questions. Les langues ne se délient pas. Aussi Marie Charrel entame une enquête pour en savoir plus sur cette fameuse Yo Laur. Plusieurs fois, les portes se ferment.
Marie Charrel persévère. Pour notre plus grand bonheur. Puisque Marie Charrel sort de l’oubli cette artiste, qui a vécu dans l’ombre de son mari André Bellot, et qui finira par être déportée à Ravensbrück. Le livre est passionnant de bout en bout. On s’attache à Yo Laur, cette femme libre qui n’a pas pu vivre exactement comme elle l’entendait. Ce « je suis ici pour vaincre la nuit » n’est pas sans rappeler le livre de David Foenkinos « Charlotte ». C’est sensible et intense. Nous vous le conseillions dès cet été pour dire que ce bouquin était l’une des belles découvertes de cette rentrée littéraire 2017. Ce roman dépeint le portrait d’une femme libre qui a pris des risques pour vivre sa vie.
Rencontre avec Marie Charrel, auteure sensible, à suivre absolument.
Quel a été le déclencheur du livre ?
J’ai toujours voulu écrire cette histoire. C’est un peu le livre que je n’arriverais jamais à écrire. Déclic, c’est qu’il n’y avait plus beaucoup de rescapés de Ravensbrück qui auraient pu me parler de Yo Laur. Il fallait donc se lancer.
Yo Laur, c’est une personne de ta famille. Te sentais-tu investie d’une mission? Y avait-il une attente familiale pour que tu écrives ce livre ?
Pas vraiment, si ce n’est avec ma cousine qui m’a dit « tu es journaliste et auteure, tu peux le faire ». En effet, je sais faire des enquêtes et je sais écrire, alors oui j’avais des outils pour raconter cette histoire.
Si tu devais décrire Yo Laur en quelques phrases. Que dirais-tu ?
Aventurière est le premier mot qui me vient. Elle a fait des choses folles dans sa vie. Elle était pionnière et avant-gardiste. Partir en Afrique du nord, seule, c’était gonflé. De même dans ses recherches. De même dans le choix de son époux qui était lui même un aventurier. Ce qui donne envie d’écrire sur elle c’est son amour de la liberté et son amour de l’aventure. Elle a eu une vie romanesque.
“Yo Laur, mon personnage a eu une vie de femme libre, bien avant l’heure”
Elle était en avance sur son époque ?
Oui mais plus dans sa façon de vivre que dans sa peinture.
Quels sont les choix de vie qui sont justement avant-gardistes ?
Quand elle décide de partir en Algérie pour peindre ce qu’elle voyait sur place. Pas que dans Alger. Ce qui est assez courageux. Sa relation avec son mari est aussi très intéressante. C’est un pionnier casse-cou de l’aviation, du coup, il y a plein de moments où ils n’étaient pas ensemble et pourtant, ils ont réussi à s’aimer. C’est aussi une forme de liberté. Ils étaient très libres. Leur relation de couple est très moderne. Aucun des deux n’empêche l’autre.
Quelle est la part de la romancière et celle de la journaliste ?
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crédit DM
Au départ, je voulais écrire une biographie. Mais de fait, je n’avais pas forcément assez de matière. De plus, j’ai tâtonné sur la forme. Je voulais au départ faire un livre à la première personne avec juste son regard à elle. Puis petit à petit l’idée de mêler récit de mon enquête, et récit de sa vie m’est apparu comme le meilleur cheminement. Tant pour moi, en tant qu’auteur, que pour le lecteur. Ce mix des deux univers journalistique et romanesque a été un plaisir à écrire au final. Ces deux disciplines n’ont rien à voir, mais au fond les mêmes « muscles » travaillent.
Quelle différence entre l’écriture journalistique et l’écriture romanesque ? Quelle définition pour chacune ?
Dans l’écriture journalistique on raconte les faits. Le romanesque au contraire c’est l’imagination. Le pont entre les deux, c’est la narration. Que ce soit une histoire sur la Banque Centrale, ou un roman, il faut une forme de narration. De même, autre pont, la description des choses et des lieux qui est cruciale dans les deux disciplines. Rien n’est étanche.
Est-ce que dans la façon de rechercher ce personnage Yo Laur, à la fois dans sa liberté, mais aussi dans la fin de sa vie dramatique à Ravensbrück, il y avait une volonté d’être passeuse de mémoire ?
Complètement. Déjà parce que Yo Laur a dessiné beaucoup à Ravensbrück, que ces estampes sont sorties de ce camp de manière assez miraculeuse par Béatrix de Toulouse-Lautrec. Elle a donné un témoignage, il fallait le raconter pour que cela – son histoire – mais aussi et surtout l’histoire globale ne sombrent pas dans l’oubli.
Comment écrire encore sur cette horreur là après une production historique et artistique colossale ?
Trouver sa voix, c’est difficile. Cela peut être écrasant. Mais quand je suis allée à Ravensbrück, ma façon de l’écrire est venue assez naturellement. J’ai été débordée par ce qu’il fallait raconter. Il ne faut pas travestir la dureté. Au fond, il n’y a jamais assez de mémoire.
Quelle est la part de réel de Yo Laur dans ce que tu racontes ? Était-elle vraiment comme tu la décris ?
Difficile de savoir. Chaque passage sur elle part d’une réalité et ensuite, j’ai tiré les fils en imaginant ce qu’elle avait pu vivre. Ce qui m’a le plus guidé c’est de rester sincère avec les faits pour pouvoir ensuite imaginer. En fait, c’est un personnage de roman, autant qu’un personnage réel.
“Une volonté d’être passeur de mémoire”
Les personnages sont des « égos expérimentaux » des romanciers dit Milan Kundera. T’es tu indentifiée à Yo Laur et quelle est la part de toi dans ce personnage ?
Je ne me suis pas identifiée à elle, je suis plus dans l’admiration de son parcours. J’ai mis en elle une part de mes modèles. La narratrice, en revanche, est complètement une part de moi. J’admire Yo Laur et son personnage.
Quelle lectrice es-tu ?
Compulsive et éclectique. Je passe de Stephen King à de la littérature japonaise ou intimiste. J’aime mixer les genres et même voir des ponts entre des livres qui a priori n’ont rien à voir.
Le livre sur lequel tu reviens toujours ?
Le mythe de Sisyphe d’Albert Camus. C’est une lecture fondatrice qui m’a libérée de beaucoup de choses. Il y a la réponse à tout dans ce bouquin. Et notamment la réponse à la question de savoir comment on vit quand on a pris conscience de ce qu’était vraiment la nature humaine. Je reviens aussi toujours à Nancy Huston et à Romain Gary qui est mon idole ultime en matière d’écriture.
[…] essai qui fera, à n’en pas douter, date. Marie Charrel, journaliste au Monde et romancière (nous l’avions rencontrée ici et dit du bien de ses livres ici) publie aux Editions Les Pérégrines dans la collection dirigée […]