Pour sa deuxième “contre-allée”, Arnaud Viviant s’interroge : peut-on lire et écrire ? Et si l’écriture était notre dernière sauvagerie et la lecture une nouvelle aristocratie ? Pour répondre à cela, il convoque Barthes, Nothomb et Eloïse Lièvre. A vos stylos !
« Pour ma part, j’ai une idée utopique de la littérature, ou de l’écriture, d’une écriture heureuse. Je partirai de ce fait qu’il y a maintenant (…) avec les progrès de la technique, de la culture de masse, un divorce évident, et terrible à mon sens, entre le lecteur et le scripteur : il y a d’un côté quelques écrivains, et de l’autre une grande masse de lecteurs. Et ceux qui lisent n’écrivent pas. Le problème est là, n’est-ce pas ? Ceux qui lisent n’écrivent pas. »
Ces phrases ont été prononcées il y a près d’un demi-siècle, le 16 mars 1973, par Roland Barthes lors d’un dialogue sur France Culture avec le journaliste littéraire Maurice Nadeau. Elles ont beaucoup vieilli. En effet, selon une étude menée par Harris Interactive, pendant les 55 jours de confinement (exactement le temps que Stendhal mit pour rédiger La Chartreuse de Parme) un Français sur 10 aurait commencé l’écriture d’un livre. Soit cinq millions de manuscrits en puissance… L’utopie de Barthes s’est donc réalisée : aujourd’hui, Emma Bovary ne lit plus de romans à l’eau de rose. Elle écrit une autofiction où elle met en boîte son mari, son amant et le pharmacien Homais qui, tel qu’on le connaît, lui collera sans doute un procès en diffamation. Le soir, pendant que Charles visite ses patients, elle file à son atelier d’écriture où elle apprend les techniques de narration comme autrefois on apprenait le macramé. Nul se plaindra de cette démocratisation de l’écriture, bien au contraire. Il est bon que chacun fasse un jour l’expérience de coucher ses pensées, ses émotions, ses rêveries. N’empêche qu’il s’agit d’une transformation radicale du champ littéraire et peut-être, à l’horizon, d’un nouveau divorce entre le scripteur et le lecteur. Car écrire ou lire c’est comme boire et conduire : il faut choisir. On ne peut pas faire les deux. D’où cette question à peine impertinente : la démocratisation de l’écriture va-t-elle mener à une aristocratisation de la lecture ?
Écrire : une nouvelle civilité ?
En cette rentrée littéraire, deux livres me semblent répondre à cette question. Dans Les Aérostats d’Amélie Nothomb (Albin Michel), une jeune étudiante en philologie est grassement rétribuée (c’est important) pour donner le goût de la lecture à un adolescent. Des jeux de miroir sans tain entre le père, son fils et l’étudiante complètent cette initiation textuelle à laquelle nous participons en voyeur. Ensemble, ils lisent Stendhal, Homère, Kafka, Radiguet, Madame de Lafayette… Nous voilà devenus les lecteurs de lectures – et de leurs critiques. Car aucun chef d’œuvre n’est incritiquable, rappelle au passage la romancière belge. La philologue qui la représente dans le récit a pourtant fort à faire avec son élève qui n’est pas si bête, loin de là. Mais elle encore moins, qui lui répond que lire n’est rien, c’est en penser quelque chose qui compte. En digne fille de l’école péripatéticienne, Amélie Nothomb nous fait marcher comme elle nous fait lire. « Je suis très contente », dit la prof à son élève. « Vous avez lu L’Iliade comme je n’ai jamais vu quelqu’un le lire. Ça, c’est de la lecture ! » Et ça, c’est du roman.
Un autre ouvrage qui héroïse la figure du lecteur est l’étrange et beau récit d’Eloïse Lièvre, qui s’intitule Notre dernière sauvagerie (Fayard). L’auteure est en train de se séparer du père de ses enfants. Au détour d’une dispute, celui-ci lui a lâché que les gens ne lisaient plus. Alors, pour le contredire, elle se met à photographier à leur insu des hommes et des femmes qui lisent dans les transports en commun. Jamais les visages. Juste les livres et les mains qui les tiennent. Cette blonde qui, sur la ligne 2 du métro, lit crânement Soumission de Michel Houellebecq au lendemain des attentats de Charlie. Cet homme aux mains tatouées plongé dans un roman de Tony Hillerman, avec une photo de nouveau-né – son enfant ? – en guise de marque-page. « Ce jeune homme, pantalon militaire, une roue de vélo dans une main et dans l’autre Jours tranquilles à Clichy de Henry Miller ». Elle note tout, la manière dont les couleurs des livres sont souvent assorties aux vêtements, la position des mains, des corps, comme une anthropologue rêveuse, fugueuse, frondeuse, en train de se séparer du père de ses enfants, en route vers une nouvelle liberté. « Car lire, écrit-elle, n’est pas le geste éminemment humain et culturel que nous croyons. Lire est notre dernière sauvagerie. » Et écrire, notre nouvelle civilité ?
Amélie Nothomb, “Les Aérostats”, Albin Michel.
Eloïse Lièvre, “Notre dernière sauvagerie”, Fayard.