Une lecture est une rencontre entre un livre et son lecteur. Mais quand cette rencontre tourne mal, le liseur s’interroge : stop ou encore ? Les passionnés nous disent tout.
Très jeune, on apprend à toujours finir son assiette sous peine d’être privé de desserts. Depuis, la mauvaise conscience nous taraude quand on n’engloutit pas tout ce qu’elle contient. Est-ce ce même sentiment qui envahit le cœur du lecteur qui n’achève pas son livre ? L’échec est encore plus patent quand ce livre a été chaudement recommandé par un proche. Ou même offert par un ami. On se le reproche d’autant plus quand il s’agit d’un monument littéraire, d’un ouvrage qu’il faut « avoir lu ». Mais rien n’y fait : paupières lourdes, pertes d’attention, relecture successive des mêmes passages… Le livre nous tombe littéralement des mains. Force est de constater que dans ce cas, l’ennui, soit on l’affronte, soit on lui cède.
Pennac et ses commandements
Per-sé-vé-rer : telle est la réponse d’une première catégorie de lecteurs. Abandonner en cours de livre ? C’est assimilable à une défaite personnelle. Pire, c’est un manque de respect pour l’auteur. Pierre est l’un de ces jusqu’au-boutistes. Sa démarche pourrait sembler scolaire, mais reconnaissons qu’elle témoigne d’un sens de l’engagement. Et cette persévérance peut payer : « Même si le début est barbant, on se dit que ça peut se réveiller par la suite », avance Pierre. Pourtant, il l’avoue lui-même, ces réveils sont rarissimes. Et les défauts patents du texte, son style boursoufflé comme peut “l’être celui de Yann Moix par exemple” est alors omniprésent.
D’autres lecteurs sont moins travaillés par la culpabilité. « Je suis sans pitié : si je n’accroche pas, j’arrête tout de suite, avoue froidement Lucile. J’ai ma vie de famille, j’ai mon travail et d’autres livres qui m’attendent ». Toutefois, ajoute-t-elle : “je nourris malgré tout une rancœur contre celui ou celle qui me l’a conseillé. Surtout si c’est un média”. Les plus grands lecteurs sont souvent les plus implacables. Rien d’illogique : ces amoureux de la lecture n’ont pas de temps à perdre avec des livres qui ne les satisfont pas. La lecture doit rimer avec plaisir.
Et puis, cette intransigeance est aussi nourrie par un constat : un très grand nombre de livres seraient médiocres. « Je suis très sauvage dans mes lectures. Je suis comme Pennac : on dispose du droit imprescriptible de balancer le livre. Il y a tellement de mauvais livres qu’il ne faut pas leur donner leur chance à tous», tranche Marianne, cinglante. L’écrivain Daniel Pennac, ancien professeur de français, en a décomplexés plus d’un. Dans ses « commandements », il autorise à sauter des pages mais aussi à ne pas finir un ouvrage. Malicieux, Jacques nous glisse ceci : « Le livre doit lui aussi donner sa chance au lecteur. »,
Le style de l’écriture représente LE critère-clé. « C’est le plus important, ça doit être musical », avance Marie. Si un livre est mal écrit, le lecteur ne s’embrassera guère de scrupule pour s’arrêter net. « J’adore écouter Michel Serres mais à l’écrit il est prolixe, il embrasse trop de choses… Qui trop embrasse, mal étreint ! », souligne Marianne. Idem s’il est jugé inabordable. « Je n’arrête jamais sauf quand c’est quelque chose d’hyper technique… Ça m’est récemment arrivé pour un livre sur l’entreprenariat qui était vraiment trop chiant », explique Tanguy, pourtant lui-même entrepreneur.
La règle des 60 pages
Dès lors qu’on se déleste de toute culpabilité survient un autre écueil : la facilité. Celui qui s’émancipe radicalement de l’obligation d’achever à tous prix son livre peut aussi le lâcher trop rapidement. Un cycle infernal s’ouvre alors. Freddy a été victime de ce trop-plein de liberté. Longtemps, il est resté captif de sa vénération pour le livre. S’interdisant d’interrompre le fil de la lecture. Mais il s’est ensuite épris de liberté. Au point de ne plus être capable de finir un livre. Dès la moindre longueur, il coupait court. Un vrai problème auquel il a fallu répliquer. Quel garde-fou instaurer ? Pia rappelle la règle de son grand-père : lire au moins 60 pages avant de se faire un avis.
Après, pour éviter les déconvenues, il convient d’être intraitable sur le choix initial. Si la traque du bon livre est menée avec soin, la faute de casting devient moins probable. Pour mener son enquête, le lecteur dispose des avis de son libraire de quartier, des suggestions d’un ami de confiance, des conseils d’Ernest… Autant d’outils à la disposition du lecteur. Et il convient également de connaître ses propres goûts littéraires. « Je me suis suffisamment fréquenté pour ne pas me tromper », avance Marianne, souveraine.
En réalité, une lecture est une rencontre entre un livre et un lecteur. Pia, lectrice passionnée, en sait quelque chose : « je le laisse, délaisse, lèche, pourlèche, essaime et reprend / m’éprends ». Cette rencontre a lieu ou pas. Parfois, elle tarde à venir. Clémentine, âgée de 19 ans, renonce à achever certains classiques, trop barbants à ses yeux. Elle diffère leur lecture à plus tard, quand elle aura gagné en maturité. Marianne dispose d’une autre technique quand elle bute sur un livre dont la qualité est pourtant reconnue : elle le change de place dans sa bibliothèque. « Plusieurs fois je n’ai pas réussi à lire L’homme sans qualités de Robert Musil. Ce livre est pourtant formidable et je sais qu’un jour la rencontre aura lieu. »
Plus terre à terre, le choix du format. Pour rendre possible la rencontre, l’édition du livre est tout sauf un détail. Une mise en forme ratée le rend parfois inaccessible. « J’adore Faulkner mais dans sa version Folio c’est très dense et serré, regrette Marianne. J’attends qu’une nouvelle maison aère le texte avant de le relire ».
Mieux vaut la répulsion que l’indifférence
Le lecteur peut aussi interrompre sa lecture quand celle-ci le plombe moralement. Sébastien achève toujours ses lectures. Mais il a chuté sur 21 leçons pour l’humanité, de Yuval Noah Harari. « Ça m’a trop déprimé de lire à longueur de pages que les humains n’allaient plus servir à rien dans l’avenir ». La lecture peut provoquer jusqu’à de la répulsion. Lucile se rappelle encore qu’on lui a déjà offert un livre dans lequel elle avait l’impression de s’abîmer en le lisant… « Comment a-t-on pu m’offrir cela ? J’ai interrompu tout de suite cette lecture : je me respecte, quand même ! » Marianne estime néanmoins que la répulsion est un sentiment plus intéressant que l’ennui. « J’ai éprouvé de la répulsion pour des livres pourtant indispensables : Virginie Despentes, Édouard Louis et même Michel Houellebecq ». L’Extension du domaine de la lutte l’a déprimée, la minant encore longtemps après de sa lecture. Mais l’ouvrage méritait de se faire violence : « j’ai persisté et j’y ai trouvé un panorama nécessaire sur la société capitaliste ».
Enfin et heureusement, un dernier cas de figure existe. Lorsque le livre se révèle particulièrement savoureux, il s’apparente à un formidable compagnon. C’est alors qu’on ralentit la lecture. Non plus par ennui. Mais au contraire pour faire durer le plaisir.
Les dix droits du lecteur selon Daniel Pennac
1 – Le droit de ne pas lire
2 – Le droit de sauter des pages
3 – Le droit de ne pas finir un livre
4 – Le droit de relire
5 – Le droit de lire n’importe quoi
6 – Le droit au bovarysme
7 – Le droit de lire n’importe où
8 – Le droit de grappiller
9 – Le droit de lire à haute voix
10 – Le droit de se taire
Toutes les enquêtes d’Ernest sont là.
Excellent sujet d’article, qui implique par exemple le choix des livres “à lire” et “à pas lire” pour les enfants scolarisés.
Merci pour ce sujet intéressant et finalement très peu étudié dans le milieu littéraire non ? (je n’en fais pas partie mais je suis lecteur). Complètement d’accord avec Marianne : il ne faut pas laisser leur chance aux livres médiocres car ils empêchent les bons de trouver leurs lecteurs.
Heureusement Ernest veille :))