En lisant certains livres, on sait qu’il y aura un avant et un après. Celui d’Amandine Dhée doux, tendre, intelligent est de ceux-ci. Ou comment l’histoire d’une femme peut être universelle pour les femmes et les hommes d’aujourd’hui et de demain. Nous avons rencontré longuement Amandine Dhée. Au menu : désir, constructions, injonctions et discussion solaire.
Photos Patrice NORMAND
Il y a quelques semaines, dans un éditorial du dimanche, intitulé « Les dialogues du vagin » nous vous parlions de ces femmes qui prennent la parole pour inventer une nouvelle féminité, mais aussi plus largement pour repenser les rapports hommes-femmes après #Metoo, et après l’avènement d’une nouvelle parole plus libre et plus informée que le plaisir et le désir féminin. Une forme de #clitopower qui émerge grandement.
Parmi les livres dont nous vous parlions alors, il y avait très beau roman-récit d’Amandine Dhée « A mains nues » qui a paru début janvier aux éditions de la Contre Allée.
Dans ce livre écrit avec tact, intelligence, justesse et bienveillance, Amandine Dhée joue un miroir d’héroïnes entre la femme, la fille et l’adolescente en construction. Comme un kaléidoscope qui permet de voir les différentes étapes de la construction du désir et du rapport au corps.
Dans une forme de récit journal intime, Amandine Dhée dans un style épuré et intense comme un orgasme donne à voir toutes les facettes du désir en les rendant non pas autocentrées mais universelles. Avec – en prime – quelques morceaux de bravoure littéraire et politique : « Ce n’est pas le moment de refuser de lécher les femmes, mais plutôt d’y voir, en plus du plaisir, un acte politique d’une grande noblesse » ; « Jouir est une si belle façon de désobéir.» « Dans nos fantasmes, n’est-ce pas toujours nous, les cheffes ?» ; « Nos désirs sont bien plus retors, intelligents et magiques que nous » ; « Sa première fellation sent l’aventure. Son premier cunnilingus la foudroie. Elle jouit de se voir prendre du plaisir. Elle jouit d’en donner, ça n’en finit pas. Ça invente une autre elle-même, une réplique plus libre et plus drôle. Je veux mouiller. Il y a l’eau des larmes et puis cette eau joyeuse, glissante, qui invite. Magie de cette mécanique, même pas sur volonté, juste quand le corps décide ». Ou encore : “Mon désir ne dépend pas de la fermeté de ma peau, mais seulement de mon appétit de vie”. Enfin, et surtout, ce livre amical et universel permet à chacune et aussi à chacun de se questionner sur la fabrication de son identité d’hommes ou de femmes. En ce sens, les mots d’Amandine Dhée résonnent comme ceux d’une Simone de Beauvoir des années 2020. A lire absolument.
Qu’est-ce qui a été le déclencheur de ce livre qui résonne avec les débats actuels autour de #Metoo mais aussi plus largement sur les définitions des féminités et des masculinités ?
Ce livre est une suite logique de mon travail entamé notamment avec « la femme brouillon ». “A mains nues” est mon septième livre et il explore, comme d’autres avant lui, la norme et la question de la norme. Est-ce qu’on y est, est-ce que l’on a vraiment envie d’être dans la norme ? Comment on y entre et comment on en sort. J’interroge beaucoup cela. En l’occurrence, il s’agit ici de raconter les normes anciennes et nouvelles qui s’imposent aux femmes comme aux hommes. Ce livre est aussi issu de l’envie de me frotter à l’émancipation. Du coup, à ce titre-là, la question du désir, de la sexualité sont forcément intéressantes. Plus prosaïquement, c’est quand mon éditrice m’a dit : « on sent que tu as envie de traiter en profondeur ce sujet, mais que tu n’y vas pas vraiment », que la graine était plantée et que le cheminement de cette envie a commencé pour finalement se concrétiser. L’autre déclencheur c’est aussi la question de ce que l’on peut faire d’une certaine forme de colère par rapport à la façon dont on considère les femmes, leurs corps et leurs désirs.
Vous employez le mot « colère » est-ce le mot juste car la lecture du livre au contraire ne laisse pas poindre celle-ci ?
Ça me touche beaucoup que l’on me dise que ce livre ne soit pas un livre énervé. Il y a tout de même un chapitre sur la colère, et globalement, il est issu d’une colère. Ensuite, j’ai évidemment tout fait pour rendre le propos amical tout en lui gardant une franchise. Je pense que c’est une étape nécessaire et que nous ne sommes pas encore sortis de celle-ci par rapport à la façon dont on dispose du corps des femmes sans leur consentement, mais aussi par rapport à toutes les questions d’égalité. Aussi, évidemment, j’aspire à la dépasser. Car je voulais aussi parler d’une sexualité émancipatrice, solaire etc…Je souhaitais aller au-delà du portrait de femme victime puisque je raconte une souveraineté retrouvée.
Actuellement de nombreuses femmes prennent la parole autour du plaisir féminin, de la promotion du clitoris méconnu, d’une réaffirmation de leur désir etc…Comment avez-vous travaillé autour de cela ? Est-ce bénéfique ou cela s’impose-t-il comme une nouvelle injonction ?
Je crois que l’émancipation passe toujours par une meilleure connaissance. Donc le fait de mieux connaître et de représenter – enfin – le clitoris est une idée géniale et profondément révolutionnaire. En même temps, c’est comme tout sujet qui va sur le devant : il y a un risque de trop plein et surtout il ne suffit pas de faire un diagnostic pour trouver les remèdes. Autrement dit, ce n’est pas parce qu’on parle du clitoris et du plaisir féminin que les problèmes sont réglés. Enfin, il faut se méfier de l’instauration de nouvelles normes du type : « une femme libre est une femme qui jouit », « une femme libre est une femme qui a une sexualité complètement libérée », cela peut finir par faire taire des femmes. En gros, ce que cela peut aussi engendrer c’est l’injonction nouvelle : “maintenant que tu connais ton clitoris, jouis, tu n’as plus d’excuses”. Mon idée – plus largement – est de dire aussi que le féminisme peut aussi être porteur de morale.
En somme, si aujourd’hui, les femmes de ma génération ont plus d’information qu’auparavant, il n’est pas si facile de devenir une femme si une injonction en remplace une autre. Cette nouvelle “littérature” doit autoriser chaque femme à se déterminer comme elle le souhaite pour elle même.
Le livre démarre sur le questionnement d’une femme qui se demande si elle a bien fait de choisir l’union libre avec son homme, père des enfants…
Oui. Parce que son interrogation est celle de l’époque. Les choix opérés sont-ils véritablement les siens ? Ne lui ont-ils pas été imposés ? Elle se demande aussi comment laisser de la place au désir au quotidien. Une question qui nous taraude tous et toutes avec la question de la charge mentale etc…En fait, cette femme a envie de prendre le temps de se retrouver ou se trouver en questionnant son propre parcours.
“A mains nues”, c’est aussi une construction littéraire en miroir entre la petite-fille, l’adolescente, et la femme que je vous êtes devenue…Pourquoi ces allers-retours ?
je voulais aussi mettre en lumière une vie fantasmatique qui ne correspond pas à ce que l’on voudrait tous et toutes défendre. C’est un sujet qui m’interpelle beaucoup. Nous sommes des êtres pluriels et divisés. Il est important de le rappeler. Notre vie fantasmatique nous désobéit en permanence, que ce soit en matière sexuelle ou autre. C’est aussi pour cela que j’ai imaginé cette forme de dialogue entre la femme, la petite fille et l’adolescente. En repensant à la petite fille que j’étais, je me souviens d’une vie fantasmatique très libre contrairement à ce que l’on pourrait projeter sur les petites filles.
Ce livre est-il un roman ou un récit ? Question connexe : est-il le seul fruit de votre sensibilité d’autrice et de femme ou s’appuie-t-il aussi sur des discussions que vous avez pu avoir avec certaines amies ?
J’écris toujours en « je ». C’est une façon de ne pas surplomber et surtout de faire apparaître les contradictions et la bataille sous-jacente à chacun et chacune. Ce « je » est nourri et multiple, évidemment. C’est tout l’enjeu de cette forme d’écriture. Quand j’écris en fiction, cela me paraît assez artificiel. J’aime l’autofiction. Cette forme de « je » artificiel et en même temps réel. C’est moi sans être moi. Il faut évidemment se méfier de ce “je”, ne pas en être trop dupes. Il part de moi mais se nourrit aussi des autres.
Votre livre est à la fois intime, cru et pudique. Comment avez-vous placé le curseur ?
C’est la fameuse question d’où est-ce que je m’arrête. Je crois qu’il convient d’opérer une distinction réelle entre l’intime et le privé. Je suis dans l’intime. Pas dans le privé. Par ailleurs, je suis au clair sur cette question – notamment depuis la Femme Brouillon dans lequel je parlais de la maternité et donc fatalement de mon fils – au début c’était dur, mais une fois qu’on l’a dépassé dans sa tête, ce n’est plus une interrogation. Le livre est un objet autonome qui dépasse mon petit « moi ».
Ce texte est-il un acte militant ?
Il y a une dimension militante car je pointe tous les points de friction du féminisme actuel, tous les points de friction de la condition de femme de 40 ans environ aujourd’hui. J’ai aussi voulu dire comment à l’adolescence l’autre devient une altérité possible, mais où dans le même moment viennent les injonctions autour de l’épilation etc…Comme si dès que les jeunes filles accédaient à leur désir, il fallait leur mettre des contraintes et les mettre sous cloche. C’est un livre militant, la pureté idéale en moins. Je ne suis pas certain que le militantisme soit réellement compatible avec la littérature.
Par rapport à toutes ces thématiques dont nous parlons, et à la redéfinition de la place du désir et des féminités comme des masculinités, de nombreuses femmes, voire de très nombreuses femmes prennent la parole…Il y a très peu de voix d’hommes…Comment l’expliquez-vous ?
C’est la prochaine étape. Cela va venir. C’est évident que les hommes vont prendre la parole pour s’interroger sur la masculinité. Cela commencera par des essais, puis par des œuvres de fiction. Après une expérience de femme peut aussi parler à un homme.
Oui d’ailleurs le bouquin est assez universel…Un homme peut tout à fait s’y retrouver…
C’est intéressant ce que vous dites car cela prouve que les interrogations sur le désir, sur la place de l’autre et du corps sont universelles et non pas genrées comme on veut nous le faire croire depuis des millénaires.
Qu’est-ce qui vous a construit en termes de littérature…quelle lectrice êtes-vous ?
Annie Ernaux évidemment. Elle a écrit la « femme gelée » en 1980, année de ma naissance. J’ai toujours été super émue, touchée bouleversée quand je me dis « ah tiens, ça on a le droit de l’écrire ». Despentes, aussi, bien sûr. Quand je ferme ses livres j’ai envie d’écrire. Il y a aussi beaucoup de poésie qui me nourrit. Notamment celle de Valérie Rouzau. (Nous avons consacrés deux épisodes de “Mort à la poésie” à cette poétesse).
Votre style est épuré. Cela doit être chirurgical et millimétré pour vous ?
Oui c’est vraiment important pour moi. Je viens des scènes ouvertes. On apprend à faire court et c’est heureux. Pour cela je suis une adepte de Stephen King qui dit qu’il faut « tuer ses petites formules chéries » qui souvent ne servent à rien.
“A mains nues” est aussi un livre drôle, plein d’humour… L’humour pour dire un énervement, ou raconter une situation. Par exemple, vous écrivez : “Elle découvre la masturbation avec le jet de douche… Elle n’a jamais été aussi propre”. L’humour, un moyen de dire le monde ?
Oui. Complètement. L’humour nous permet de nous décentrer des normes, de déplacer le regard, de dédramatiser les enjeux et il est surtout un outil pour ouvrir l’esprit, pour donner à voir une chose et pour l’interpeller, l’interroger, la bousculer, pour finalement, l’éprouver. C’est crucial pour moi et cela va de pair avec l’écriture ciselée dont nous parlions.
J’ai l’impression qu’au travers ce texte vous interrogez à la fois la féminité, et la masculinité en vous demandant ce que c’est que d’être une femme ou un homme aujourd’hui…
Tout à fait. Ce roman est un moyen pour moi de questionner ce qui nous constitue comme individu, mais aussi comme femme. C’est aussi une question sur ce que veut dire être un homme aujourd’hui et sur comment une femme de ma génération peut élever un garçon. Au fond, “A mains nues” racontent aussi la façon dont nous construisons et déconstruisons – chacun et chacune – à mains nues, les injonctions qui nous sont posées.
Ce livre c’est en fait une ode au désir, non ?
C’est une façon de le présenter oui. Mais du désir comme pulsion de vie. Du désir qui n’est pas exclusivement sexuel. Le désir au sens d’énergie positive, oui. Et cela raconte aussi comment il nous appartient de connaître ce désir pour pouvoir le dompter ou au contraire le faire vivre et s’ébrouer dans le monde.
“A mains nues”, Amandine Dhée, Editions de la Contre Allée
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