Parfois, ce sont des images qui disent un basculement. D’autres fois, ce sont des discours. Cette semaine c’est une chanson qui a raconté le changement d’époque. Quelques instants après le vote effectif du Brexit au parlement européen, les députés se sont levés ont enlacés leur mains et ont chanté “Auld lang Syne, ou ce n’est qu’un au revoir”. Certains pleuraient pressentant que le Brexit racontait la fin de quelque chose. Les images donnent la chair de poule. Comme quand on voit l’Histoire se faire devant soi. Comme quand on s’aperçoit qu’un rêve que l’on chérissait est en train de s’effondrer. La lecture et l’écoute des paroles de cet air magnifique soulignent d’ailleurs cela : “Faut-il oublier les amis, ne pas s’en souvenir ? Faut-il oublier les amis, les jours du temps passé ? (…) Nous avons voyagé tous deux, chaque jour d’un cœur léger, Tours et détours un long chemin depuis le temps passé. Nous avons galéré tous deux du lever au coucher, Océans nous ont séparés depuis le temps passé.”
Les océans nous ont séparés… Quels océans ? Ceux de la peur de l’autre, ceux du repli sur soi, ceux de la misère issue d’une austérité incompréhensible, ceux de la fracture toujours plus grande entre les archipels de nos sociétés, ceux de la mise à mal de l’idéal au profit de la réalité. Sur les visages des députés européens se lisaient la tristesse, le sentiment de gâchis, la peur de demain. En Français, la chanson dit “ce n’est qu’un au revoir”, mais qui peut dire aujourd’hui qu’il est certain que “nous nous reverrons un jour” ? Personne… C’est aussi cela que disait cet élan spontané des députés européens.
Étonnante conjonction des temps. Il y a une semaine, dans les colonnes d’Ernest nous soulignions l’acuité du nouveau roman de Diane Ducret la dictatrice. Dans ce livre qui se déroule en 2023, Ducret imagine une Europe complètement démembrée au sein de laquelle chacun des pays au lieu de continuer de travailler avec les autres a décidé de revenir à l’échelle nationale pure. Aurore Henri, la dictatrice du roman, en profite pour prendre le pouvoir et l’imposer au niveau européen. Retour au réel. Un jour, dans ce même parlement où les députés ont chanté pour dire leur désarroi, un président Français mettait en garde : “Le nationalisme c’est la guerre”.
Quelque part dans son roman, Diane Ducret, en imaginant l’avènement de cette dictatrice à l’échelle européenne alors que l’Europe est démantelée met en lumière cette phrase de Mitterrand, et aussi la chanson des députés européens. Parce que les auteurs de fiction sont là aussi pour nous alerter.
Ce n’est qu’un au revoir, peut-être. Ou alors c’est aussi peut-être le démarrage d’une déflagration, d’un enchaînement d’événements qui tel des dominos peut nous conduire au vertige des temps ténébreux et obscurs. C’est n’est qu’un au revoir ou alors “ce n’est pas la fin, ce n’est pas le début de la fin, c’est peut-être la fin du début”, comme l’affirmait Churchill dans son célèbre discours de Zurich en 1946.
Fin du début, début de la fin. Quoiqu’il en soit, ce que dit ce moment de communion entre les députés européens appelant à se souvenir des temps passés et du voyage commun, c’est que, collectivement, nous avons complètement délaissé l’esprit profond du rêve européen. A force de renvoyer la responsabilité des difficultés et des renoncements à l’Union Européenne, on finit par faire de celle-ci le coupable idéal de tout. Comme si ce moment historique que nous venons de vivre nous rappelait que l’idéal est un combat et ne doit jamais devenir un totem.
Nouvelle conjonction des temps. Albin Michel publie cette semaine des écrits politiques inédits de Stefan Zweig. Européen convaincu, il animait un cercle d’intellectuels défenseurs de cette idée. Au lendemain de la première guerre mondiale, il écrit : “ce que l’on désigne si facilement comme l’idée européenne et qui paraît si pacifique est en réalité une guerre persistante contre l’orgueil national ; l’idée d’une communauté des esprits n’est pas une belle statue, mais une fraternité permanente dans le combat”.
C’est en oubliant les combats que l’on crée des statues et que l’on chante finalement des chansons…
Tous les éditos d’Ernest sont là.
PS : cette semaine, Théo Klein est mort. On vous en parle ici