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De la colère à la révolte : comment naît une révolution

Revolution Ernest

Quand un roman historique nous emmène en 1830, pendant la révolution de juillet et finalement nous tend un miroir sur aujourd’hui. Frédéric Pennel a lu le livre de Camille Pascal “l’été des quatre rois” et nous livre une analyse historique et littéraire exquise sur la façon dont naît une révolution.

En lisant L’été des quatre rois (Camille Pascal chez Plon. Grand prix du roman de l’Académie Française 2018), je m’imaginais ouvrir un roman historique qui me replongerait dans la révolution de 1830. C’était sans compter la toile de fond des gilets jaunes dans l’actualité. Le durcissement de la crise, l’exceptionnelle violence et les folles spéculations autour d’une plongée dans le chaos nous rappellent que dans la France d’Emmanuel Macron, comme jadis sous celle de Charles X, les peuples sont prêts à se délester de la légalité pour renverser l’ordre établi.

QuatreroisÀ l’instar du président d’une Vème  République insubmersible, l’auteur Camille Pascal dépeint un Charles X solidement assis sur son trône. Un roi serein quant à l’avenir de sa dynastie et la robustesse des institutions royales, restaurées 15 ans plus tôt.

En cet été 1830, les belles journées de l’heureux sire coulaient délicieusement. Alger venait d’être prise. Les parties de chasse à courre égayaient les journées. Qui se douterait que nous étions à quelques jours d’une abdication, contrainte et forcée ?

Le coup de majesté

À l’origine de la chute de bien des régimes, il y a d’abord une déconnexion entre le peuple et le pouvoir. Ce pouvoir, en 1830, était endimanché dans les oripeaux de l’Ancien Régime. Les antichambres royales étaient peuplées de fantômes poudrés, qui avaient sauté enfant sur les genoux de Marie-Antoinette, voire de la Pompadour pour les plus âgés. Des rites et une étiquette surannés subsistaient. Des courtisans zélés, même d’un grand âge, exécutaient devant le roi la grande révérence. Pour le plus grand plaisir de Charles X qui gardait les manières exquises d’un gentilhomme de Versailles. Le monarque restait soucieux d’accorder « à ses gestes et à son pas la lenteur nécessaire » pour que quiconque puisse lui faire la cour.  « Ils vivent en dehors du monde et du siècle », écrit le maréchal de Marmont, le général qui devra combattre l’insurrection à venir.

Cette déconnexion devient insupportable quand s’y rajoute l’hubris. Habité par cette démesure, Charles X voulait gouverner à la manière d’un Louis XIV. Quitte à s’assoir sur la Révolution et ses acquis. S’il avait survécu à ses frères et à son neveu, c’était bien que Dieu lui réservait un dessein. Le roi verse dans l’obstination : « je préfèrerais encore aller scier du bois au fond de la forêt que de régner sur la France à la façon du roi d’Angleterre. »

Sûr de son bon droit, il accomplit alors un « coup de Majesté ». Avec délicatesse, Charles X trempe la pointe de sa plume dans l’encrier et s’applique à parapher des ordonnances. Des textes explosifs : dissolution, restriction du corps électoral et durcissement de la censure. Ce tour de force se veut l’anti-1789. Charles est obsédé par le sort fait à son frère aîné, Louis XVI, qu’il impute à sa faiblesse : « sa première reculade a été le signal de sa perte. » Lui ne céderait pas. 19 000 hommes de ligne étaient postés à Paris. Et son préfet de police lui avait assuré que la capitale ne bougerait pas.

Bref, aucun membre de son entourage n’élève d’objection. Juste quelques rares soupirs, bien silencieux. Et c’est la troisième condition de l’embrasement : l’effet vase clos, un chef contredit par personne.

Sur le terrain et loin des lambris dorés, le royaume avait beau être « fleurdelysé », il restait la patrie de « Mirabeau, de Danton et de Napoléon. » Paris entre en ébullition sous l’effet d’une coalition hétéroclite de mécontents. La censure mène nombre d’imprimeries à fermer, plaçant « les poètes, des copistes et des écrivains à dix sous la ligne » en première ligne de la révolte.  Ces fermetures jettent sur le pavé leurs ouvriers, pauvres mais alphabètes. Or, Camille Pascal rappelle qu’« il n’existait rien de pire pour la tranquillité de l’État que des pauvres à demi-savants ».

Le journaliste star du moment, Adolphe Thiers, s’imposait comme « général de papier ». Et pour cette jeune génération, « qui n’avait connu ni la grande aventure révolutionnaire, ni les champs de bataille de l’époque impériale, l’heure était venue. » Ils n’en croyaient pas à leurs yeux : à leur tour, ils étaient en train d’écrire l’histoire. Et l’histoire ne repasse pas les plats.

Mater des ouvriers avinés

La fureur s’étend comme une tâche d’huile. Paris compte un million de têtes, « fricassées par le soleil de juillet, rendues irritables par l’augmentation continue du prix du pain comme des loyers, inquiètes du lendemain. »

On avait escompté que tirer trois coups de fusil dans le ciel disperserait les émeutiers. Et quels émeutiers ! Des ouvriers avinés et les saute-ruisseaux, équipés pour toute arme de pots de chambre à balancer… Mais les armureries sont pillées et Paris se couvre de barricades. La riposte s’avérait d’autant plus ardue que les canons manœuvraient difficilement dans ces rues sinueuses « dont le tracé demeurait inchangé depuis les temps de la Ligue ou de la Fronde. »

Ernest Mag Revolutionjuillet

Les casseurs de l’époque étaient de la partie. Victor Hugo « fixait les gueules béantes, les grimaces édentées et les trognes écarlates et tout un peuple auquel s’était joint le petit monde de la truande ». Le grand écrivain, en pleine rédaction de Notre-Dame de Paris, assiste au déchaînement de violences contre l’archevêché qui est vandalisé, tandis que la cathédrale est sauvée des flammes de justesse. Les crucifix et les images pieuses faisaient l’objet d’un acharnement tout particulier.

Et dans ce face-à-face entre le roi et la rue, aucun corps intermédiaire, personne pour faire tampon. Même les députés les plus libéraux, avec Casimir Perrier comme figure de proue, n’ont aucune prise sur le cours des évènements. Ils méprisent les initiatives de Thiers et ces « petits-bourgeois à prétention » tout en enrageant contre le gouvernement : « avait-il seulement pensé aux conséquences des ordonnances sur la Bourse ? » De leur côté, les puissances financières, le banquier Laffite et les frères Rothschild, jouent comme d’habitude un double jeu. Le monde de l’argent craint la rue mais raille ce régime de prêtres, « des chevaliers partant pour la Croisade ».

À l’abri de cette furie, la cour est perchée sur les hauteurs de son château de Saint-Cloud. Des terrasses, les courtisans munis de lunettes télescopiques cherchent à interpréter les fumées montant de Paris. Charles X alterne parties de chasse et de cartes. Il était sourd à son peuple, il est désormais aveugle devant son propre effondrement. Accommodements : tout le monde n’a désormais plus que ce mot sur la bouche, mais le roi ne déroge pas à sa grille de lecture selon laquelle reculer reviendrait à monter en charrette comme son malheureux frère.  « Lui, à tout prendre, préférait monter à cheval, écrit Camille Pascal »

L’Europe, médusée, assiste à cette nouvelle révolution. À la table de Talleyrand, l’ambassadeur anglais « s’indigna des risques que les sottises politiques du roi Charles X et de son entourage faisait courir à l’ordre social et à la quiétude de l’Europe. » Les financiers et les diplomates présents au dîner choisissent Louis-Philippe d’Orléans comme futur roi. « La couronne de France venait de se jouer sur l’échiquier de l’Europe entre la poire et le fromage ».

Jupiter à terre

Retour en 2018. Inspiré par un De Gaulle, Emmanuel Macron aspire à gouverner verticalement. Dans une lenteur souveraine d’antan, il voudrait rester maître des horloges et dicter son calendrier à tous. C’était sans compter la tyrannie de l’information continue et la mobilisation dopée par les réseaux sociaux. Avec l’obstination d’être un anti-Hollande, qu’il jugeait faiblard, Emmanuel Macron, voulait sereinement maintenir le cap, que ce soit sur la fiscalité sur le carburant ou sur l’ISF. Les réformes seront faites. Face à lui, une opposition inaudible et une majorité godillot à l’Assemblée : le feu était vert. Pourtant, dans le peuple, la colère grondait comme le tonnerre. Et dans les antichambres du pouvoir, les conseillers sont trop souvent infoutus de révéler au chef des vérités alarmantes. Et le Président, faute d’ancrage local, ne dispose pas d’une prise branchée sur l’opinion. Dans le quartier chic et friqué du Faubourg Saint-Honoré, le pouvoir demeure sous cloche.

Comme la fermeture des imprimeries avait servi de détonateur en 1830, c’est la voiture qui a catalysé les mécontentements en 2018. Ce ne sont pas non plus les indigents des faubourgs de Paris qui prennent le pavé, ces quartiers étant aujourd’hui bourgeoisement fréquentés. L’épicentre de la révolte se situe dans les territoires à cheval entre l’urbain et le rural, là où l’immobilier coûte le moins et où la voiture relève de la survie.

En guise de pots de chambre, les Gilets jaunes disposent de boules de pétanque et de lunettes de plongée. On ne détruit plus de symboles religieux, mais on s’acharne sur les banques et les boutiques étalant un luxe indécent. Les symboles de l’État sont aussi visés, le mobilier urbain détruit, les pompiers attaqués et l’Arc de Triomphe profané. Et aucun syndicat ou parti pour calmer ni négocier. Effaré par l’ampleur de la crise, qui menace de s’emballer avec des manifestations d’étudiants ou des appels à la grève générale, Emmanuel Macron s’est rappelé qu’il n’était pas Jupiter. Il s’est résolu à ces «accommodements » que rejetait Charles X dont le trône restait divin. Une enveloppe entre 10 et 14 milliards d’euros est débloquée, quitte à déroger à la sacro-sainte orthodoxie budgétaire. Dans Le Canard Enchaîné, Erik Emptaz décode cette vérité : « en moins d’un mois, sans tête pensante et à seulement 136 000 personnes dans tout le pays, dont 10 000 à Paris samedi 7  décembre, soit un score des plus moyens s’il s’était agi de manifs sociales ordinaires, ils ont réussi à obtenir plus que les syndicats en trente ans. » La Commission de Bruxelles s’en effraye comme les Anglais s’apeuraient en 1830.

Ce qui était impossible l’est devenu parce que la révolte, flirtant avec l’insurrection, a débordé de la légalité. Mais ces accommodements suffiront-ils ? En tout cas, la révolte a ramené sur Terre Jupiter, là où Charles X planait dans les cieux.

Toutes les inspirations d’Ernest sont là.

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