La rentrée littéraire propose chaque année son lot de nouveaux talents. Mais qu’est-ce qui pousse un jeune écrivain à se lancer dans cette entreprise si longue et hasardeuse qu’est l’écriture? Par quelles interrogations passe-t-il ? Quel est son carburant ? Parmi les premiers romans de la rentrée, on a repéré « bleu blanc brahms » aux éditions Jacqueline Chambon chez Actes Sud. L’histoire de trois habitants d’un immeuble de banlieue française, dont on découvre le destin qui se noue au moment de la finale de la coupe du Monde 98 et de la France Black/Blanc/Beur. Rien ne prédestinait l’auteur, Youssef Abbas, 36 ans – qui travaille dans la finance – à écrire un livre. Plongée dans l’élaboration d’un « premier roman ».
« Les journalistes interviewent des gens importants normalement », dit Youssef Abbas, surpris d’être celui à qui l’on pose des questions. Depuis que son premier roman, “Bleu, Blanc, Brahms” a paru, chaque interview est pour lui un étonnement. Quand il a su que son livre allait être publié, il a senti une impression « d’irréalité » pendant plusieurs jours. Sans recommandation aucune, ni contacts dans l’édition, il fait partie de ces aspirants écrivains qui ont un jour envoyé leur manuscrit par la Poste et qui ont été repérés par un éditeur – et non des moindres, Actes Sud. Une prouesse quand on sait que certains éditeurs reçoivent jusqu’à 10.000 manuscrits par an.
« Je me considère comme un auteur par accident » dit-il. Le déclic, c’est la lecture des Lisières d’Olivier Adam, qui l’a bouleversé. L’histoire d’un homme qui vit dans une lisière géographique, en bordure de sa propre vie. «C’est la 1ere fois que je lisais un livre sur les voyageurs transclasses. Je me suis alors promis que si j’écrivais un jour c’était vers ce genre de livre que j’irais ». Et il a tenu parole. En effet, la question des lisières et des transclasses est ainsi le fil conducteur de « bleu blanc brahms », histoire de plusieurs résidents d’un HLM de banlieue française. « J’ai voulu parler des lisières, des lisières géographiques, lisières sociologiques, mais aussi des lisières d’identité ; créer un véhicule empathique dans lequel les lecteurs pourront mieux se comprendre les uns les autres ». L’histoire se déploie dans un temps suspendu, qui se décompose au rythme du compte à rebours de la journée de finale de la coupe du Monde remportée par la France à Saint-Denis, le 12 juillet 1998 ; on rencontre les protagonistes à 17h30, on les quitte à 23 heures. Youssef Abbas a mis près de quatre ans à écrire le livre, tout en travaillant à temps plein dans les fusions/acquisitions. « Il n’y a pas un jour ou je ne me suis pas dit j’arrête. Mais je trouvais que ce que j’avais à dire, le thème des lisères était plus important que mes interminables lamentations » confie-t-il.
Ecrivain de nos lisières et de ses lisières
Il est aux antipodes de l’image d’Épinal de l’écrivain qui écrirait sous une pulsion d’écriture, traversé par une inspiration soudaine. « Ce n’est pas une question de génie ou de talent, c’est essentiellement une question de travail » souligne-t-il. Alors il a travaillé, c’est un stakhanoviste de l’écriture et surtout de la relecture. «On écrit des pages, et le lendemain on relit, on se rend compte que c’est nul. Je dirais que le terme d’écriture est incorrect, c’est avant tout de la correction pour moi. Je l’ai découvert en écrivant. Pour une heure d ‘écriture j’ai 10 heures de correction ». Il s’enregistre au dictaphone et se le réécoute dans la voiture, inlassablement, jusqu’à ce que ce soit « fluide ». Pour lui, entre financier et écrivain, il y a une certaine continuité : « il y a un coté jubilatoire quand un modèle financier fonctionne, c’est la même sensation quand il n’y a plus rien à enlever dans un paragraphe ».
Au cours l’écriture, il se souvient d’un film qui l’a marqué tout particulièrement : « Wiplash », l’histoire d’un jeune qui souhaite devenir le meilleur batteur de jazz de sa génération, alors il s’entraîne, de manière obsessionnelle, jusqu’à épuisement, jusqu’à ce que ses mains saignent. A la sortie du film, pour lui, c’est une évidence, c’est ainsi qu’il faut se donner corps et âme à son projet. « Mais j’aurais mauvaise conscience de dire que j’en souffrais, on n’est pas à l’usine non plus », ajoute-t-il. L’écriture du roman occupe son esprit, sans relâche. « Tu es dans un état où tu penses continuellement à ton livre, tu entends un mot dans la rue, tu veux l’écrire. C’est un pas de coté en permanence dans la vie ».
«Écrire, je pensais que c’était une activité glamour, tu te balades avec une écharpes kaki à st-Germain des prés et les idées arrivent » s’amuse-t-il. « En fait c’est une vie d’expert comptable. Tu es assis à la même table, tu écris à la même heure, tu corriges à la même heure, au même endroit. » Ainsi, presque tous les matins, il écrivait entre 7h et 8h, et le soir il corrigeait pendant 2 ou 3 heures de temps. Toujours à son bureau, chez lui, « pour avoir le moins de distraction possible ». « J’ai fait le test d’écrire en vacances, ça ne fonctionne pas.. », dit-il. Il s’est créé des rituels : à chaque chapitre, un nouveau morceau de musique qu’il écoute en boucle jusqu’à la fin de l’écriture du chapitre en question. Soit beaucoup, beaucoup. «C’est comme un toc que j’ai eu, je ne me l’explique pas ». La playlist du livre est ici.
Pour créer ses personnages, il rédige des fiches biographique pour chacun d’entre eux. Leurs passions, leur caractère, leur description physique, leur histoire. Ça permet de les faire « être », explique-t-il. « Après je fini par les connaître, ils sont là. C’est le moment ou tu fais connaissance avec des gens qui vont t’accompagner. » Mais aucun élément de ces fiches ne se retrouvera dans le livre. « Il vaut mieux montrer le personnage en train de se ronger les ongles que de dire « il est angoissé » comme ce serait noté sur la fiche.
A l’écriture, en parallèle, s’ajoute un travail de lecture. « Pour savoir écrire, il faut savoir lire, j’ai découvert ça ». Et pour cela, il a une technique bien à lui, loin de l’époque Amazon: « je me balade dans Paris, je rentre dans des libraires et je demande aux libraires quels sont leurs livres préférés, c’est très hétéroclite. Les libraires ce sont des mines d’or !»
L’écriture, son sacerdoce
Comme pour beaucoup d’écrivains, ce n’est pas son tout premier manuscrit. Il s’était lancé dans un « premier » premier roman, déjà, avec lequel il s’était inscrit à un concours, poussé par des amis d’un atelier d’écriture. Il est arrivé parmi les finalistes. «Je l’ai vécu comme un test de légitimité, ça m’a incité à continuer ». Et par la même occasion, il commence alors tout juste à dire autour de lui, à ses amis ou collègue, qu’il écrit. « Je n’osais pas le dire avant, mais là, ils risquaient de le voir dans les journaux !». L’atelier d’écriture, quant à lui, lui permet surtout « de rencontrer des gens dans la même galère ». « L’ennemi de celui qui écrit, c’est la solitude. Là, on faisait face aux mêmes écueils, aux même questionnements. Je me suis senti moins seul ».
Depuis qu’il est publié, pour autant, il a du mal à se dire écrivain. « Je trouve que c’est prétentieux d’écrire. Ça voudrait dire qu’on a quelque chose à dire de plus que les autre. En fait j’avais juste envie de raconter une histoire. J’ai peur de remarque comme « pour qui il se prend ». Le terme écrivain voudrait dire que je ferais le même job que Virginie Despentes ou Maylis Kerangal. Ce n’est pas le cas ».
Les lisières, c’est aussi son histoire. Discret sur le sujet, il n’en fait pas un étendard. D’ailleurs, lors des réunions de présentation, chez Actes Sud, il est, entre autre, présenté comme « le financier » parmi les nouveaux auteurs. C ‘est ainsi, aussi, qu’il est présenté en 4e de couverture. Ils auraient pu, dans son portrait, préciser par exemple que son père est ouvrier et sa mère, femme au foyer, tous deux immigrés d’origine marocaine. Il connaît bien l’expression « venger sa race », « phrase ultra puissance » d’Annie Ernaux, qu’il affectionne particulièrement, où la race est utilisé dans ce contexte pour évoquer la classe sociale – même s’il trouve malheureuse l’expression « race ». Il aurait pu venir fièrement dire à ses parents qu’il avait publié un livre, pour qu’ils sachent que c’est possible d’être ouvrier ou mère au foyer et d’avoir un enfant écrivain. Mais il préfère ne pas leur en parler. Il espère même que ses parents n’en sauront rien. « ils ne lisent pas Ernest de toute façon », sourit-il. Deux mondes trop éloignés, les lisières.