Dans un roman passionnant, “Bien-être” Nathan Hill confirme tout son talent déjà entrevu dans “Les fantômes du vieux pays” pour ausculter les bas-fond d’un pays, de l’âme humaine et pour montrer comment l’imagination et les histoires que l’on se raconte influent profondément sur nos vies. Puissant.
Depuis ces dernières années, lors des élections, deux Amériques semblent s’affronter, l’État laissant le peuple se polariser et, finalement, traduire ses divergences en un seul vote très simple – pour les démocrates ou pour les républicains de Donald Trump. Bien sûr, certaines subtilités entrent en jeu mais schématiquement le pays de l’oncle Sam se coupe en deux tous les quatre ans, et ce clivage tend à devenir permanent – bleu et rouge, urbains et ruraux, progressistes et conservateurs, évangélistes ou plus modérés. C’est ce que Barbara Kingsolver avançait lors de la parution d’On m’appelle Demon Copperhead, arguant que les scissions entre le peuple des villes et celui des champs se sont aggravées depuis 2016, le premier voyant son mépris confirmé par le vote trumpiste du second.
Dans Bien-être, Nathan Hill encapsule ces deux faces en apparence contradictoires, il les marie au sens premier du terme et en fait même naître une troisième – la middle-class éduquée et urbaine. Elizabeth vient d’une famille qui a fait fortune sans prêter grande foi à la morale ou à l’éthique, ayant notamment vêtu de blanc les assassins du Ku Klux Klan. Jack, quant à lui, est né dans une ferme du Kansas, au milieu de prairies enflammées chaque automne dans une sorte de ballet mortel. Leur rencontre est celle de deux contraires. Elle emprunte aux meilleures comédies romantiques quoiqu’elle soit saupoudrée d’une certaine poésie qui anticipe sur le reste du livre.
“Bien-être jouera” de fait avec les tons et les genres, flirtant avec la satire autant qu’avec le roman familial, avec le récit d’apprentissage autant qu’avec le texte psycho-scientifique. C’est cette multiplicité qui permet à l’auteur de capturer le zeitgeist d’hier et d’aujourd’hui – se croisent ici tout ce qui fait la vie moderne, l’éducation, les traumatismes hérités de l’enfance, l’amour, le désamour, l’art, la bohème hipster des années 1990 et les nouveaux New-Age, la révolution numérique, le complotisme, entre autres sujets brûlants abordés avec autant d’humour que de cynisme, de sérieux que de tendresse. Pourtant le roman de Nathan Hill ne ressemble jamais à un patchwork désuni, et c’est en cela que Bien-être est une représentation fidèle des États-Unis qui met en scène bien davantage un « melting-pot » qu’un « salad-bowl », et ce même si les protagonistes sont blancs : tout y est harmonieusement mêlé malgré les divergences d’idées, les considérations différentes sur le mariage, sur l’enfance et sur les soubresauts du monde.
Tout commence donc avec ce jeu de regards, cette parodie poético-romantique de Fenêtre sur cour qui donne lieu à une rencontre chicagolaise, puis, plus tard, à un mariage et à une naissance. L’union entre Jack et Elizabeth, de même que leurs disputes et ce qui les fait dériver loin l’un de l’autre sont symptomatiques d’une époque, mais aussi d’un pays.
Dans une certaine mesure, cette union rappelle l’actualité américaine. Donald Trump, le milliardaire qui, étrangement, murmure à l’oreille des plus démunis, a choisi pour vice-président potentiel J. D. Vance, originaire d’une famille de « hillbillies » appalachiens, selon ses propres termes. Quant au camp démocrate, pour essayer de réconcilier les fermiers du grenier à blé américain, l’élite qui fréquente les plus hautes sphères de l’État et ces jeunes urbains dynamiques mais exsangues, Kamala Harris a fait de Tim Walz son colistier le 6 août dernier – et tous deux ont été officiellement investis lors de la convention démocrate qui a pris fin le 23 août dans la même Chicago que celle où vivent Jack et Elizabeth. Kamala Harris y a d’ailleurs affirmé accepter la nomination de son parti « au nom de tous les Américains, quelle que soit leur race ou quel que soit leur genre, au nom de [sa] mère, dans la plus grande nation qui soit sur terre ». Auparavant, elle a rappelé ses origines et son parcours. Née à Oakland de deux parents immigrés et élevée par sa mère, entre culture indienne et culture noire-américaine, elle est ensuite devenue bien plus tard procureure. Son colistier, lui, vient du Midwest – comme Jack – et sait s’adresser aux populations rurales et conservatrices de la Bible Belt ainsi que le souligne le Washington Post.
La polarisation binaire évoquée au début de cet article est donc astucieusement contredite par le choix de Kamala Harris. Avec Tim Walz, ils parlent à plusieurs franges des électeurs, ce qui se traduit déjà dans les premiers sondages qui donnent ce ticket gagnant, même si c’est encore bien trop tôt pour pronostiquer une victoire d’un côté ou de l’autre.
Notons aussi que, si ces sondages sont très sérieux, ce scrutin peut encore réserver de nombreuses surprises. Il faudra ainsi notamment se méfier de l’influence des réseaux sociaux et de leurs rouages alors qu’Elon Musk vient d’officiellement apporter son soutien à Donald Trump dont il a rétabli le compte sur X. En outre, le milliardaire a supprimé plus de mille postes peu après le rachat de l’ancien Twitter, parmi lesquels comptaient plusieurs centaines de modérateurs qui, entre autres missions, s’attaquaient aux fake news.
Nathan Hill démontre ici avec force intelligence l’engrenage permis par l’algorithme de Facebook – réseau pourtant bien plus contrôlé que X – qui nourrit les esprits de ce qu’ils aiment sans chercher à les détromper, les complotistes se voyant confortés dans leurs idées par des idées similaires émanant de groupes reliés aux interactions passés des utilisateurs en question.
« Et l’algorithme traduit toute cette activité en valeurs mathématiques pertinentes, puis les compare aux données des autres comptes et s’aperçoit que Lawrence ressemble à d’autres utilisateurs Facebook aux États-Unis, pour qui la thématique actuelle de “la maladie” et celle, plus vaste, de “la contamination” sont hautement significatives. Si bien que Lawrence voit sans cesse apparaître ces histoires et ces vidéos d’enfants malades, tant d’enfants malades qu’on dirait qu’une épidémie est en cours, la pire épidémie d’enfants malades qu’il ait vue de son vivant. » (p507)L’Amérique est donc fracturée, dans les livres comme dans les faits, mais certains chefs d’œuvre littéraires réunissent les fragments et certaines stratégies politiques s’approchent d’une solution de réconciliation…
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