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SA Cosby : “Le polar est l’évangile des égarés”

S. A. Cosby NB (c) Sam Sauter Photography

Né dans un comté rural pauvre de Virginie, Shawn Cosby, écrivain autodidacte de romans noirs magistraux, savoure son succès sans oublier d’où il vient. Ernest l’a longuement rencontré.

Difficile de passer à côté tant les éditeurs de SA. Cosby, aux États-Unis comme en France, ont misé gros sur lui. Convoquant leurs auteurs majeurs pour lui tresser des couronnes d’éloges. Le comparant à d’autres bien plus installés et reconnus que lui. Ne reculant devant aucun coup de promo pour lancer ses romans. Tant d’efforts pour proclamer « la naissance d’un nouveau maître incontesté du roman noir » peuvent interroger. La machine s’emballe-t-elle pour un authentique phénomène ou a-t-elle vocation à le créer de toutes pièces ?

© Sam Sauter PhotographySes trois romans déjà traduits en français (sur cinq parus en anglais) apportent une première réponse très claire. « Les routes oubliées », « La colère » et « Le sang des innocents » (voir encadré) sont des mécaniques simples et fortes qui vous coupent le souffle et vous laissent quelques bleus. Trois dérives criminelles lestées du poids de cette histoire sudiste qui charrie ségrégation et misère. Des récits intenses, au style brut et direct, traversés de formules qui scintillent comme des enseignes de bar par nuit noire.

Ce conteur doué est aussi plus fin psychologue que le suppose la rudesse de son univers. Chaque livre a pour héros un homme sur le fil du rasoir, un écorché vif qui n’a pas droit à l’erreur. Un braqueur, un taulard repenti, un policier. Des mâles tout en muscles et violence contenue qui masquent leurs émotions à fleur de peau. C’est un autre talent de Shawn Andrew Cosby, fils d’ouvrier qui a grandi dans une caravane, autodidacte qui a travaillé l’écriture tout en aidant sa femme dans son funérarium. A 50 ans, il se glisse sans peine dans la peau de ses personnages, Beauregard, Ike ou Titus, pour exprimer leurs frustrations.

Le natif du comté de Mathews, dans les Lowlands, marque ainsi son territoire littéraire en dévoilant une face peu explorée de l’Amérique qui souffre. « La Virginie, ses mines de charbon, ses champs de maïs et ses paniers à crabes », résume un personnage des « Routes oubliées ». On découvre avec lui, à deux heures de route de Washington, un paysage de zones industrielles désertées et de champs de mobile homes, des communautés qui se tournent le dos au milieu d’une profusion d’églises. Le dénuement, l’homophobie et la discrimination y sont enracinés, le complotisme et le révisionnisme y prospèrent. Lors de son passage à Paris, en route pour le festival Quais du polar à Lyon, Ernest a rencontré cet auteur qui sait si bien nous tenir en haleine en nous ouvrant les yeux …

Ernest. Vous avez publié cinq romans, dont trois sont traduits en français : qu’ont-ils de commun ?

SA Cosby : J’essaie de trouver les mots justes pour parler de ce qui m’importe dans ce coin du sud des Etats-Unis où je vis. J’essaie aussi d’exprimer des sentiments plus personnels, ce que veut dire être un homme dans la société moderne, ce que veut dire faire partie d’une communauté ou d’une famille. Le roman policier est le genre le plus facilement accessible pour en parler, c’est l’évangile des déshérités et des égarés. Dans une histoire criminelle, il est question de souffrance, de mensonges, de doutes existentiels, et on sait tous ce que c’est.

Quel part de vous-même mettez-vous dans vos personnages principaux ?

SA Cosby : J’ai grandi dans un environnement très masculin quand mes parents se sont séparés. Les frères de ma mère étaient des types très durs, très virils, qui avaient des boulots très physiques, tels que bûcheron ou ouvrier dans le bâtiment. Dans ce milieu, on vous méprisait si vous montriez vos émotions, si vous pleuriez. Je me souviens quand mon grand-père s’est enfoncé par accident un clou dans le doigt : il l’a arraché en serrant les dents et a pris le volant seul pour l’hôpital. En devenant adulte, j’ai compris ce que cela avait de malsain. Je montre donc des personnages taiseux, fermés, qui font ce chemin pour apprendre à être plus ouverts et, peut-être, à la fin du livre, admettre qu’ils sont vulnérables. Partout on élève la plupart des hommes dans l’idée qu’ils doivent défendre leur honneur à tout prix. Comme l’a écrit Margaret Atwood : « Les hommes ont peur que les femmes se moquent d’eux. Les femmes ont peur que les hommes les tuent ». Il suffit parfois qu’une femme ait ri d’un homme pour qu’il la tue. Les hommes dans mes livres ne sont pas si mauvais que ça mais ils veulent s’exprimer avec leurs poings plutôt que par la parole. J’ai dû faire un travail personnel et le désapprendre pour moi-même avant de le transmettre à mes personnages.

Le comté de Mathews, où vous êtes né, est-il un environnement violent ?   Cosby LesRoutesoubliées Bandeau

SA Cosby : C’est une communauté rurale isolée où il y a un shériff. Mais on a tendance à régler les problèmes soi-même. Exemple vécu : un  enseignant a un comportement déplacé avec certains élèves, la police ouvre une enquête, mais quelques pères vont le cueillir à l’école et le tabassent. Ils ont cette mentalité, on n’attend rien de la police. La génération de mon père a été élevée comme ça, la mienne s’en éloigne.

Je n’en fais pas une gloire mais j’appartiens peut-être à la dernière génération qui s’est servi de ses poings, une bagarre dans un pub ou un bar avec un type que vous croiserez le week-end suivant, l’un a gagné et l’autre a perdu, c’est réglé on n’en parle plus. Avec l’avènement des réseaux sociaux, si vous perdez dans une bagarre, ça va se savoir, on va se moquer de vous. Vous devrez y retourner pour vous venger. Peut-être armé.

 

“Là où je vis, les gens sont fiers de moi”

Avez-vous le sentiment de dévoiler un coin méconnu des Etats-Unis ?

SA Cosby : La plupart du temps, quand on évoque la Virginie dans un roman ou un film, c’est à propos du siège de la CIA à Langley. Il y a très peu de livres qui se passent dans les Lowlands, la baie de Chesapeake ou le centre plus montagneux. Mes livres sont parmi les premiers romans policiers à mettre en lumière cette région. C’est étonnant tant elle offre d’histoires à raconter, on y a beaucoup lutté et manifesté pour les Droits civiques. Je me sens proche d’auteurs des Appalaches tels que David Joy, Jesmyn Ward, Daniel Woodrow, Donald Ray Pollock. Même si des montagnes nous séparent, on fait partie de la même chapelle.

Vous avez travaillé dur pour arriver là où vous êtes : qu’est-ce qui vous motive ?

SA Cosby : On était très pauvres, on n’a pas toujours eu d’eau courante ou de salle de bains, ma mère souffrait de handicaps, on a eu une enfance difficile. Mais j’ai grandi dans une famille où on lisait. Ma grand-mère vivait avec nous et dévorait des romans sentimentaux. Mon oncle m’a fait découvrir Raymond Chandler, Mickey Spillane et Dashiell Hammett. Ma tante adorait Stephen King, Richard Matheson et Clive Barker. J’ai donc toujours été un lecteur vorace. Quand j’ai commencé à critiquer les contes que ma mère me lisait le soir, vers 7 ou 8 ans, elle m’a encouragé à en écrire un moi-même. Je me souviens de sa réaction quand elle l’a lu : tu as écrit ça tout seul, c’est vraiment bien ! Cette expression sur son visage, c’est ce après quoi j’ai couru toute ma vie. A l’université, je n’ai pas pu finir mes études car la santé de ma mère se dégradait, alors je me suis éduqué par moi-même.

Cosby LeSangdesinnocents HDVous avez même aidé votre compagne dans son entreprise funéraire…

SA Cosby : J’allais lui donner un coup de main pour nettoyer les locaux ou les corbillards, transporter une personne décédée, faire de la paperasse. Vers trois ou quatre heures, je sortais mon ordinateur portable pour étudier et le soir, j’écrivais à la maison. Elle m’a toujours soutenu.

A un moment, j’étais gérant d’une quincaillerie et elle m’a poussé à arrêter pour avoir vraiment le temps d’écrire. Jamais je n’imaginais que je me trouverais un jour à Paris en train de vous parler, les autres pays me semblaient inaccessibles. Mais pour garder les pieds sur terre, je n’oublie jamais d’où je viens.

 

“Je reste Shawn, le gars qui va au bar jouer au billard”

Vous trouvez votre équilibre entre la communauté des écrivains et celle de votre ville ?

SA Cosby : Je ne me prends pas au sérieux mais là où je vis, les gens sont fiers de moi et contents pour moi, même ceux qui ne m’aimaient pas. Tout le monde veut m’offrir un verre. Cela fait trois ans que je n’ai pas payé pour un dessert. Certains me voient comme une superstar et veulent m’approcher, me connaitre, mais d’autres sont agacés, envieux ou jaloux. Un vendredi soir, j’étais sorti avec mon meilleur copain boire quelques bières, et deux messieurs qui avaient trop bu ont pensé que je les regardais de travers : tu te crois spécial ? tu ne nous impressionnes pas… J’ai compris que la façon dont certains me percevaient avait changé. C’est comme si je devais me couper en deux. Il y a le romancier SA Cosby, qui voyage et passe à la télévision, et moi je suis toujours Shawn, le type qui va au bar jouer au billard.

Qui a décidé de cette signature SA Cosby ?

SA Cosby : J’ai eu cette idée en me disant que ça se verrait bien dans les aéroports et les supermarchés, SA Cosby en haut de la couverture. Ma mère m’a dit : quoi, tu n’aimes pas ton prénom ? Ce n’était pas ça, j’aimais l’idée de créer un personnage, comme une marque.

Vous avez le temps pour des engagements près de chez vous ?

SA Cosby : J’essaie, récemment, je suis allé parler aux élèves d’un lycée de ma ville. Mais je passe beaucoup de temps sur la route et il faut pouvoir décompresser. En juin, j’ai fait une tournée de promotion de 20 jours et le dernier soir, à l’aéroport où j’attendais mon vol du retour, j’ai entendu la chanson « Take me home, country roads » et j’ai craqué, j’étais épuisé, j’ai appelé ma compagne qui m’a réconforté. Je me sentais un peu coupable d’avoir envie de rentrer chez moi alors que tous ces lecteurs se déplacent pour me rencontrer. Alors en décembre, je n’ai rien fait de tout le mois, aucun engagement, rien écrit, j’ai juste lu et regardé des films, j’avais besoin de détente.

Vous êtes parfois surpris par vos lecteurs ?

SA Cosby : Tout le temps ! A Los Angeles, une dame qui avait lu trois fois « La colère » m’a demandé une signature dédiée à Christopher : c’était son fils, elle n’acceptait pas qu’il soit gay et un soir, après une dispute avec elle, il a sauté sur sa moto et s’est tué dans un accident. Quand je lis votre livre, j’ai l’impression de lui parler, m’a-t-elle dit. J’étais assis entre deux autres auteurs, Stephen Graham Jones et Megan Abbott, et on était tous en larmes. Le gars qui venait après la dame s’est presque excusé de vouloir juste une dédicace… Un moment comme celui-là m’inspire autant qu’il m’impressionne, il me donne envie de leur offrir d’autres histoires. Je ne me considère pas comme génial, mais j’ai fini par comprendre que je suis bon dans ce que je fais.

Vous inspirez-vous de choses vues ou vécues ?

SA Cosby : Bagarres, adultères, cœurs brisés, oui, j’ai vu tout ça de mes yeux. Il y a aussi des personnages venus de la vraie vie. Dans « La colère », le père afro-américain, Ike, est inspiré par un de mes oncles. Un type dur à qui il a fallu du temps pour accepter que son fils soit gay. Les gens dans ma ville essaient de deviner qui est qui, mais je modifie juste ce qu’il faut. En fin de compte, ça marche parce que j’y mets du cœur. Être écrivain, c’est être honnête, sincère, dire la vérité. Raconter des histoires qui ne l’ont jamais été et qui en valent la peine, et laisser les personnages en meilleur état à la fin du livre qu’au début.

Comment la politique influence-t-elle la vie locale ?    Cosby LaColère HD

SA Cosby : J’ai vu des gens avec qui je suis allé à l’école devenir des partisans de Trump et tout a changé. J’admire Obama mais pas au point de porter un T-shirt à son effigie ou de l’afficher sur ma maison. Il a fait des choses bien et d’autres que je n’approuve pas. Les gens qui soutiennent Trump, eux, le voient comme une figure messianique, venu rétablir l’équilibre, remettre les mâles blancs au sommet et faire reculer tous les autres. De quoi on parle ? J’ai toujours vécu là, les hommes blancs n’ont jamais été défavorisés.

Un gars que je connaissais du lycée nous sort un soir que Trump va sauver la société et que sa vie va être plus facile : tu viens d’acheter ta maison, tu as une voiture neuve devant le bar, qu’est-ce que Trump va changer pour toi ? Je ne voulais pas écrire 300 pages de sermon, mais la situation politique se ressent forcément dans mes livres. Dans « Le sang des innocents », j’ai introduit les nostalgiques des Confédérés.

Ils disent des choses que j’ai vraiment entendues, ils sont ridicules, mais mon travail de romancier est de les comprendre, pas de les juger, car ces extrémistes sont souvent des gens qui ont perdu le contrôle.

Y a-t-il des projets pour adapter vos livres au cinéma ?

SA Cosby : Paramount Pictures a acquis les droits pour “La colère” en partenariat avec Jerry Bruckheimer Films. Travon Free et Martin Rowe sont pressentis pour le réaliser. “Le sang des innocents” est en projet pour Netflix, dans une production de Amblin Entertainment et Higher Ground Productions, la société de Barack Obama. « Les routes oubliées” est en cours de discussion pour le cinéma ou la télévision. J’avais un film en tête quand j’ai écrit ce livre. Je suis tellement fou de cinéma, la Nouvelle Vague, Fellini, que j’adorerais voir cette histoire sur un grand écran. Walter Mosley (écrivain et scénariste californien NDLR) m’a donné un conseil : si quelqu’un qui adapte ton livre, c’est comme si tu lui laissais ta cuisine pour prépare le repas. Tant qu’il ne met pas le feu à la maison, c’est bon, tu n’as pas à t’en mêler.

 

Trois romans coups de poing
« Les routes oubliées » : mystère et action. Floué par les braqueurs dont il est le chauffeur, Beauregard rumine sa revanche. Intelligent mais prisonnier de son histoire familiale et de ses relations toxiques, cet as du volant va droit dans le mur. A moins que… (Pocket 2023, 368 pages, 8,60€)
« La colère » : vendetta et émotions fortes. Deux pères ont renié leurs fils parce qu’ils étaient gays et mariés. Après l’assassinat du jeune couple, ils repassent en mode durs à cuire pour traquer les tueurs. Un douloureux apprentissage du chagrin et de la tolérance (Pocket, 2024, 400 pages, 8,60€).
« Le sang des innocents » : violence et exclusion. Un policier noir traque un tueur d’enfants dans un comté rural pauvre, où blancs et noirs se croisent sans vraiment se rencontrer. L’un des 100 livres de l’année du New York Times, comme les deux précédents. (Sonatine, 2024, 400 pages, 23€)

Tous les regards noirs de Philippe Lemaire sont là.

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