Pour son “back to classics”, Frédéric Potier nous parle de Stefan Zweig et de son Magellan. Superbe biographie, universaliste, d’un homme qui se bat pour lui et pour les autres et qui, au final, apporte la connaissance. Réjouissante relecture de temps troublés.
“Au commencement étaient les épices”, c’est par ces quelques mots quasi bibliques que Stefan Zweig ouvre sa magistrale biographie de Magellan. Mais pourquoi donc les épices, et non pas la mer, l’aventure, la foi ou encore la puissance ? Tout simplement parce que l’étonnant voyage autour du monde qu’entame Magellan, n’est au départ seulement motivé par l’appât du gain, autrement dit par l’extraordinaire valeurs des épices que les rois et empereurs d’Europe du XVIe siècle se disputent sur le vieux continent. Et de fait, c’est bien le contrôle de la route maritime des épices vers l’Orient qui rendit très riche et prospère le Roi du Portugal. Alors, lorsque Magellan, petit capitaine rejeté par ses compatriotes, se présente à la cour d’Espagne devant le futur Charles Quint, c’est pour lui proposer une audacieuse expédition visant à rejoindre les îles Moluques, situées dans l’actuelle Indonésie. L’idée ne manque pas d’audace puisqu’il s’agit, suivant l’exemple de Christophe Colomb, de gagner par l’ouest les Indes et de mettre la main sur ces îles produisant du clou de girofle qu’on s’arrache à prix d’or. En 1519 Magellan, nommé capitaine général de la flotte, prend donc le large avec la folle idée d’inaugurer une nouvelle voie maritime et de planter la bannière espagnole sur des îles jusqu’alors inconnues.
Il se raconte que Stefan Zweig aurait eu l’envie de narrer la quête effrénée du ténébreux Magellan à l’occasion d’une traversée de l’Atlantique à bord d’un paquebot luxueux. L’écrivain autrichien songeant aux épreuves et aux sacrifices consentis par l’équipage, entreprit de décrire depuis sa confortable cabine cet incroyable voyage. Après le succès de ses livres consacrés à Fouché, Marie-Antoinette ou Erasme, l’écrivain autrichien entendait retranscrire un voyage extraordinaire qui, par certains côtés, ouvre l’ère de l’unification du monde et de la mondialisation commerciale.
La chose est connue, Magellan, à la tête de sa petite flotte de cinq navires, fut à l’origine du contournement du continent sud-américain et le premier capitaine occidental à rejoindre l’océan Pacifique par le détroit qui porte aujourd’hui son nom. Hélas, son exploit ne lui sera guère profitable. Magellan est tué par des indigènes à l’occasion d’une piteuse expédition militaire motivée par la volonté d’asseoir la réputation d’invincibilité des hommes blancs casqués et protégés de lourdes armures au service d’un petit monarque s’étant rallié à la Couronne d’Espagne. Sur l’ensemble de la flotte, seule la plus petite des embarcations, la “Victoria”, parvient à revenir à Séville après une épopée de 85 000 kilomètres avec à son bord seulement dix-sept marins sur les presque trois cents embarqués trois années auparavant.
Si la revente de la cargaison permet aux armateurs et au roi d’Espagne de rentrer dans leurs frais, l’exploit de Magellan sonne comme un coup de tonnerre. Non seulement, il atteste de manière empirique que la Terre est bien ronde, conformément aux intuitions des savants de l’époque jugées scandaleuses par l’Eglise catholique, mais aussi de l’existence d’un décalage horaire de 24 heures qui fera fantasmer les esprits. Et c’est tout le sens de la conclusion du grand écrivain au-delà de la découverte maritime : “Seul enrichit l’humanité, d’une façon durable, celui qui en accroît les connaissances et en renforce la conscience créatrice”.
Un homme d’exception
On comprend mieux pourquoi ce texte de 1938, magnifiquement traduit par Alain Hella, est devenu le livre de chevet des aventuriers du numérique, des entrepreneurs ou des artistes incompris. Magellan, par sa ténacité, son génie tactique et son sens du commandement, figure parmi les personnalités les plus importantes de son temps. L’auteur nous plonge dans une aventure sans pareille dans une œuvre qui fourmille de détails historiques, alliant considérations économiques, enjeux géopolitiques et profils psychologiques. Il ne tait rien des épreuves, des mutineries, des tempêtes, des maladies, de la faim, de la soif… et pourtant Magellan avance vers son destin contre vents et marées, oserions nous ajouter. Rien ne vient à bout de la détermination de cet homme d’exception.
Laissons nous pour finir bercer par la plume délicate et vive de Zweig : “L’exploit de Magellan a prouvé, une fois de plus, qu’une idée animée par le génie et portée par la passion est plus forte que tous les éléments réunis et que toujours un homme, avec sa petite vie périssable, peut faire ce qui a paru un rêve à des centaines de générations une réalité et une vérité impérissable”. En somme, un exemple indépassable du dépassement de soi et un livre devenu un classique qui mérite d’être lu et relu.
Magellan, Stefan Zweig, Cahiers rouges, Grasset