Jérémie Peltier est de retour en grande forme dans les colonnes d’Ernest. Et pour préparer les vacances, il donne quelques conseils de livres pour mettre dans la valise. Une chronique frappée qui assurera l’ambiance et l’ivresse des vacances. Tchin !
Alors l’ami, toi qui penses avoir enfin le temps de lire grâce à l’été, toi qui continues de croire comme chaque année et ce dans un immense déni que le moment de l’accalmie est enfin venu pour te poser tranquille sans la moindre contrainte, qu’est-ce que tu prends comme livre pour les vacances ? T’as déjà choisi ? Les piles sont faites ? C’est déjà dans ta valise ? Même si rien de tout cela, ne me mens pas, je sais que tu te poses la question, que tu hésites, que tu changes d’avis. Est-ce qu’il faut partir avec les livres qu’il te faut lire impérativement, où ceux totalement inutiles chinés dans une brocante à la campagne en mai dernier ? Est-ce qu’il faut des livres marrants ou des livres qu’on dit « importants » (mais chiants) ? Est-ce qu’il faut opter pour des livres dont les histoires se déroulent là où t’as décidé de passer les prochains jours (façon pour toi de « faire local » et d’être en totale immersion) ? Est-ce qu’il ne faut pas privilégier des polars alors que tu n’en lis jamais ? Est-ce qu’il faut privilégier les petits livres légers qui ne prendront pas trop de place ? Ou un bon gros livre des familles qui te suivra durant toutes tes pérégrinations mais qui terminera totalement déglingué sans même avoir été terminé quand tu seras rentré ?
Toutes ces questions, tu es en train de te les poser, je le sais. Et c’est chiant car t’es déjà suffisamment usé de la vie et de ton année pour encore t’emmerder à devoir décider pour ce genre de trucs. Très sincèrement, conseil d’ami, il ne faut pas se prendre trop la tête. S’il faut partir avec un livre cet été, c’est avec celui d’Alicia Dorey, journaliste spécialisée en vin et en gastronomie, qui a publié A nos ivresses chez Flammarion cette année, et qui très sincèrement, suffira amplement à te procurer ton petit moment de bonheur. Bon mais comme tu n’es pas non plus un mouton qui achète les trucs les yeux fermés, tu risques de me demander : « Pourquoi ? ». Bonne question.
On ne te la fait pas à toi hein ? Interrogation pleine de bon sens, je te remercie de l’avoir posée. Alors je vais te faire une réponse en plusieurs points, car je sens chez toi une volonté farouche de me dire que tout cela c’est bien gentil mais qu’à la fin tu fais bien ce que tu veux et que personne n’a le droit de te dire ce que tu dois lire, ce qui est une parole pleine de bon sens.
Bon, d’abord, fais-moi confiance, tu vas aimer ce livre car je sais que tu n’en peux plus de toutes ces stats permanentes et déprimantes expliquant qu’on boit beaucoup moins qu’avant, et notamment du vin. Stats et chiffres qui démontrent que les jeunes se détournent de tout ça car ils veulent reprendre le contrôle de leur vie à travers un mode de vie plus sain et plus équilibré.
Cette irruption de la pureté, c’est d’ailleurs en partie ce qui a motivé Alicia Dorey dans l’écriture de son livre, fatiguée des appels à la sobriété, nouvelle passion des « peines-à-jouir » qui passent leur vie à « vanter les mérites de l’abstinence ». Comme je sais que toi aussi t’es quelqu’un de bien, tout ça doit de déprimer non ? Sans même parler des « Pas plus de deux verres par jour et pas tous les jours », cet infernal slogan « triste comme un bonnet de nuit » qu’on entend à la moindre présence d’un écran dans une pièce.
Toi qui as le sentiment d’être bien seul à encore picoler, ce livre va donc devenir ton ami de bistrot, et c’est déjà pas mal pour se convaincre que ce ne sera pas de l’argent jeté par la fenêtre refaite grâce à Ma Prime Rénov’. Bon ensuite, mettre 19 euros dans un livre sur l’ivresse n’est pas totalement déconnant dans la mesure où tu vas vite te rendre compte que les personnes qui boivent comme toi sont en vérité les seuls être vraiment libres de notre temps. Et Alicia Dorey le prouve. C’est d’ailleurs les premiers mots de son introduction :
« Les ivresses sont nos espaces libres. Alors que nous sommes aux prises avec des agendas contraints, elles provoquent en nous un décrochage du corps et de l’esprit. En dilatant le passage du temps et en modifiant notre perception des choses, elles nous soulagent, l’espace de quelques heures, du poids de nos propres vies ».
Un livre sur l’ivresse et puis c’est tout
Décrocher, soulager…Et oui. Tout le monde le demande et personne n’y arrive. Alors que le livre de Dorey est formel : la belle ivresse est la clef pour que cesse « quelques heures durant le décompte infernal de nos existences d’experts comptables ». Et d’ailleurs, l’ivresse résout pas mal de problèmes. Je sais que tu le sais :
« Il n’existe à ma connaissance aucun mal auquel l’ivresse ne vienne pas s’inscrire en remède : le travail, l’ennui, le trajet, la rupture amoureuse, la canicule, le froid, la faim, le dépaysement. Elle donne à l’ouvrier du cœur à l’ouvrage, à l’intellectuel ses fulgurances, au voyage une possibilité d’aventure, à l’amour un éclat, au sexe une évidence, au chagrin une solennité, au remords une distraction ».
Alors attention, je te vois venir du haut de tes trois grammes. Non, ce livre ne fait pas l’éloge de la beuverie jusqu’à en faire déborder le vase. Il ne parle pas (ou très peu) des alcools forts, ces alcools qui mordent, qui griffent, qui attaquent, qui blessent.
Ce livre dont on parle depuis tout à l’heure si t’avais oublié le contexte, fait l’éloge du vin, et de l’ivresse du vin, ivresse qui « possède une sensualité » qu’on ne retrouve pas dans les autres alcools.
D’ailleurs, il faut emporter ce livre dans tes bagages car tu y trouveras des jolies formules à réutiliser quand le vin commencera à faire son effet. Tu sais, ce moment où tu ressens « ce point au milieu du front », ce moment où il faut te concentrer pour tenir un discours cohérent tandis que tu dois fermer la porte à ce paquet de mots à qui tu n’as rien demandé mais qui veulent absolument sortir de ta bouche.
Quelques formules glanées dans le livre donc, pour toi, juste pour toi, rien que pour toi, individu qui n’a point de temps et qui va à l’essentiel :
Pour évoquer le fait de remettre ça dès le lendemain alors que tu te sens encore vaseux : « Je caresse le chien qui m’a mordu hier ».
Pour parler du décalage entre ce que tu renvoies aux autres quand tu es ivre et ce que tu ressens pour autrui : « Je ne sais pas si je me suis aimée davantage dans l’ivresse, mais j’ai beaucoup aimé les autres ».
Pour définir l’ivresse : « L’ivresse, ce n’est pas se noyer dans l’alcool. C’est simplement accepter de s’y plonger. De faire quelques longueurs. Et de consentir à boire la tasse ».
Pour parler des ivresses complices durant lesquelles tu parles pour une fois avec un peu plus d’honnêteté que d’habitude : « Le partage des liquides a fait exploser le barrage ».
Enfin, une formule de Fitzgerald, merveilleuse : « Quand je suis à jeun, je ne peux pas supporter le monde, quand j’ai bu, c’est le monde qui ne peut plus me supporter ».
Ah, une autre raison tant que je te tiens : Alicia Dorey nous rappelle qu’il n’est pas besoin d’attendre la nuit pour nager dans l’ivresse, ce qui, durant les vacances, temps de la fin du labeur par excellence, nous rassure, « l’ivresse étant le privilège de ceux qui n’ont pas à se lever le lendemain ». Elle pose d’ailleurs une vraie bonne question : pourquoi dans nos vies en général, il n’est pas de bon ton d’être ivre le jour, alors que cela nous permettrait de bien mieux vivre tout un tas d’activités pénibles et ennuyeuses ? Question qui résonne avec le film magnifique de Thomas Vinterberg avec Mads MiKkelsen, « Drunk », dans lequel des amis décident d’être, un peu, ivres tout le temps afin de mieux vivre et de vérifier la théorie d’un philosophe norvégien selon laquelle il manque à l’homme 0,5g d’alcool pour se sentir bien.
« Lorsqu’elle survient en dehors de ces plages de tolérance, l’ivresse du jour est souvent solitaire et donne l’illusion de posséder un secret. Alors même que la foule continue sa morne mobilité pendulaire, le moindre trajet de métro se voit réenchanté, les visages les plus disgracieux s’animent d’une forme de poésie, les lieux les plus désolés se parent d’une beauté apocalyptique. L’ivresse donne alors au temps une plasticité nouvelle, à l’ennui une forme de nonchalance, et oppose à la cruauté du regard d’autrui une parfaite désinvolture ». Une formule que n’aurait pas renié Ernest Hemingway (eh oui, on a des lettres, quand même !) qui affirmait : “Soyez toujours sobre pour faire ce que vous vouliez faire quand vous étiez ivre. Cela vous apprendra à la boucler.”
Pour le dire avec des mots que tu comprendras peut-être mieux : avec un peu de vin dans le cornet, le monde infecte dans lequel on baigne devient tout à coup plus sympa, les gens moins suspects, moins con, moins chiants. Elle va même plus loin, en revendiquant le droit à une ivresse matinale pour sortir de nos vies de chien :
« L’ivresse du matin est le dernier bastion de résistance à la folie productive dans laquelle je me suis volontairement emprisonnée depuis des années. Et qu’en définitive, elle reste l’un des derniers remparts au stakhanovisme qui colore chacun de mes gestes matinaux les plus communs, réhabilitant à mon insu une forme de lenteur et de lâcher-prise ».
Allez, t’en as ras-le-bol, je le sens, t’as envie de regarder ton téléphone car il s’est sans doute passé un truc de fou pendant que tu perdais ton temps à lire comme un débile. Du coup, comme tu ne retiens que les dernières phrases à chaque fois : emporte ce livre car il te donnera tellement envie de picoler que tu seras de toute façon incapable d’en lire d’autres, trop occupé à consommer et à te remettre de tes ivresses.
Et tu l’auras compris : je pense qu’on serait mieux barrés et moins tendus si tout le monde se remettait enfin à picoler dans notre société.
A la tienne chef !
Toutes les chroniques d’arrêt d’urgence de Jérémie Peltier sont là.