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Le cercle des poètes assassinés

Annie Spratt Wuc KEIBrdE Unsplash

Elle s’appelait Victoria Amelina. Elle avait 37 ans. Elle écrivait des poèmes et des romans. Elle était ukrainienne et se trouvait à Kramatorsk avec des journalistes colombiens qu’elle accompagnait dans leur travail en Ukraine. Elle est morte lors d’un bombardement. Elle n’est pas la première poétesse ukrainienne à mourir sous le feu russe. Comme de nombreux écrivains, poètes et artistes ukrainiens, elle avait décidé de rester dans son pays pour porter main forte soit au combat, soit au travail de mémoire qui consiste à recueillir tous les témoignages possibles des exactions russes avant qu’elles ne soient effacées. Victoria Amelina participait à ce travail de fourmi.

Il s’appelait Artiom Kamardine, il avait 35 ans. Il lisait des poèmes sur la place Triomphalnaïa à Moscou, aux pieds de la statut de Vladimir Maïakovski. Il a été arrêté le 30 septembre 2022 et il est toujours en attente de son jugement par les autorités de la dictature russe. Depuis, toutes les semaines des poètes ont le courage de venir sur cette place pour lire, eux aussi, des poèmes. Cette histoire est racontée dans un magnifique livre à paraître à la rentrée de septembre signé de Yoann Iacono (auteur notamment découvert par Ernest) qui s’intitule « Les vies secrètes de Vladimir ». Un roman puissant consacré à Vladimir Maïkovski. Nous y reviendrons. Mais dans ce livre qui interroge le rapport des pouvoirs aux poètes, ce qui se passe en Ukraine entre dans une immense résonance. Leur sculpter “une statue en rien, comme la poésie et comme la gloire” écrivait Apollinaire dans le “poète assassiné”.

Se souvenir des mots si inspirants de Sheamus Dagtekin dans son poème-manifeste « Sortir de l’abime » :  « Être ou ne pas être, telle est la question, n’est-ce pas ? Alors, soyez de telle manière qu’on ne puisse pas couvrir et cacher votre existence d’un simple rideau de fumée, de trois sous mal assortis. Soyez de telle manière qu’on ne puisse pas vous nier le droit à l’existence. Soyez de telle manière que votre destruction ne soit pas possible par les puissants et les pouvoirs. Que ne soit plus possible le mépris des uns pour les autres. Quel nul ne puisse être effacé par plus fort que lui. Que le Sud ne soit pas maltraité par le Nord, l’Orient par l’Occident et vice versa. Que le Noir ne soit pas méprisé par le Blanc, que la femme ne soit pas humiliée par l’homme. Que le modeste employé ne puisse être écrasé par le riche sur-dominant. Que notre étroit cerveau ne puisse être broyé par de grosses machines à décerveler…

Bien sûr que c’est utopique. Mais sous prétexte que c’est utopique, laisserions-nous nos vies, notre devenir entre les mains du pouvoir et des puissants qui en useraient et en abuseraient tant qu’ils ne rencontreraient de résistance ? C’est utopique, mais nous pouvons au moins nous poser en obstacle devant leur marche, devant leur appétit vorace, les entraver à défaut de pouvoir les arrêter. C’est utopique ?
Mais pour moi, la poésie est cette utopie, cet entêtement à ne pas se résigner devant l’injustice, à ne pas abdiquer face au pouvoir. Dire qu’une autre manière de vivre doit être possible, qu’une autre façon d’exister ensemble doit être possible. Non plus une poésie dans les marges, dans les périphéries, mais une poésie au centre des choses, au cœur des êtres. Revendiquer et assumer la centralité de la poésie, de la création dans la vie des êtres, afin qu’à leur tour les êtres puissent apprécier l’étendue des possibilités qu’offrent la poésie et la création pour une refondation complète de leur vie. »

Se demander ce que sont ces pays qui tuent ou emprisonnent leurs poètes. Iran, Afghanistan, Turquie, Cuba et tant d’autres. Se dire que de tout cela des pépites sortiront. « La prison n’a pas tué mon désir d’écriture » avait confié, une fois sorti des geôles turques, Ahmet Atlan alors qu’il savourait le succès de son poétique Madame Hayat paru chez Actes Sud.

Et alors que ces pensées occupent l’esprit, se dire que demain l’éclosion de nouveaux morceaux magistraux d’architecture littéraires viendront peupler non pas le cercle des poètes assassinés mais celui des poètes disparus qui comme chacun sait est une source de jouvence incomparable. Levier de nos libertés.

Bon dimanche.

L’édito paraît le dimanche dans l’Ernestine, notre lettre inspirante (inscrivez-vous c’est gratuit) et le lundi sur le site (abonnez-vous pour soutenir notre démarche)
 
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