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Camille Froidevaux-Metterie : “Offrir pour transmettre”

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Philosophe, chercheuse en sciences politiques, Camille Froidevaux-Metterie s’intéresse à l’évolution de la condition féminine à travers l’histoire et plus particulièrement à l’époque contemporaine., mais aussi à la place du corps des femmes. Férue de littérature, elle a discuté des livres qu’elle aime offrir avec Cyril Jouison.

La table est ronde, la fenêtre ouverte sur les toits de Paris, Camille Froidevaux-Metterie reçoit face à ses livres. Des ouvrages multiples et engagés. Des autrices et un engagement plein et doux. Militant aussi. Hegland, Woolf, Arcan et Bayamack-Tam sont au rendez-vous.

« J’offre des livres parce que j’aime lire et, surtout, j’en offre à des personnes qui aiment lire. J’adore faire des cadeaux, je réfléchis à chaque fois aux goûts de chacun, le livre n’est donc pas un réflexe cadeau, je n’en n’offre pas si fréquemment. Mais quand c’est le cas, j’ai la chance de vivre à côté d’une belle librairie, « L’Usage du monde » (rue de la Jonquière à Paris), et j’aime beaucoup y dénicher les livres que j’offre Je donne quelques indications au libraire, on discute, on cherche ensemble. Si vous me demandez d’en citer un, celui que j’ai le plus offert peut-être, c’est Dans la forêt de Jean Hegland (Gallmeister). (Camille se lève et va chercher le livre). J’en ai souvent un ou deux exemplaires de côté. La lecture de ce livre a été un enchantement pour moi et il continue de m’accompagner. J’y repense souvent, à chaque fois sur des points différents. Il vient éclairer mon travail de façon nouvelle. Je ne sais pas trop pourquoi.

HEGLAND CFMLa très belle histoire de ce livre tourne autour de deux sœurs et de leur père. On est aux Etats-Unis, dans une époque post apocalyptique impossible à situer. Le pays, et peut-être le monde entier, sont privés de leurs principales sources d’énergie. La civilisation contemporaine a disparu : plus de voitures, plus d’électricité, plus d’ordinateur ni de téléphone. Le rêve ! Au début du roman, on comprend que, pour les protéger, le père est parti avec ses filles vivre dans la forêt. Après son décès, les deux sœurs restent seules, on les accompagne dans les aléas de leur vie sauvage. On assiste à l’élaboration d’un nouveau petit monde qui prolonge la civilisation sans ses outils techniques.

Un enfant va naître et ce bouleversement modifie tout, notamment le rapport à la nature qui est crucial dans ce roman. Je ne suis pourtant pas très fan de cette littérature américaine inscrite dans les grands espaces, mais j’offre ce livre car il ouvre à une méditation sur le sens même de nos vies et peut plaire à tout le monde.

La sororité y est centrale évidemment, et cela me touche car j’ai une sœur avec qui je n’ai jamais eu de relation vraiment proche et, encore moins, sororale. Donc, je suis assez fascinée par ce qui se joue de proximité et de beauté entre les deux sœurs dans le roman. Au-delà de la sororité et de son sens rigoureux, ce livre dit beaucoup de chose du lien vital entre les femmes. Cela m’est apparu plus tard. Je l’ai travaillé notamment pour mon propre roman : comment les relations de soutien et d’affection entre les femmes nous aide à traverser les épreuves.

Et puis il y a la symbolique de la naissance, celle du premier enfant comme celle d’une nouvelle civilisation. J’y trouve beaucoup de sujets différents, beaux et exaltants. Vous en parler me donne d’ailleurs envie de le relire. Jean Hegland vient de publier un autre très bel ouvrage sur le thème de la maternité (Apaiser nos tempêtes, Phébus). On apprend dans la préface qu’elle a récemment perdu tous ses manuscrits lors d’un grand incendie en Californie.

Je lis tous les jours, mais je ne relis quasiment jamais. À une exception, tout en haut de mon panthéon littéraire personnel : je relis régulièrement Mrs Dalloway (Gallimard) de Virginia Woolf. J’ai l’expérience de cette lecture à différents âges de ma vie. Il y a deux ans, la dernière fois que je l’ai lu, je me suis rendue compte que j’avais le même âge que Clarissa, le personnage du roman. Cette relecture a résonné très différemment des précédentes. Il a nourri et accompagné ma réflexion sur le passage de la cinquantaine et le vieillissement des femmes.

Pour mon roman, Pleine et douce (Sabine Wespieser), il était évident que je devais l’offrir à mes amies. Je souhaitais vraiment partager cette joie Capture D’écran 2023 04 07 À 10.35.26assez inouïe et inattendue de la parution. Je l’offre et le dédicace à chaque fois. J’adore les dédicaces en librairie, je prends le temps de personnaliser mes mots. J’aime offrir mes livres à des jeunes femmes, amies de ma fille ou petite amie de mon fils. Mais je m’empêche parfois de le faire, j’ai peur que cela paraisse un peu « trop » ou incongru. Quand je pars pour des rencontres littéraires, je prends toujours un exemplaire que je mets dans une enveloppe dans le but de l’offrir, sans savoir encore à qui. Je ne sais pas ce que cela signifie. Cela pourrait paraitre un peu narcissique, c’est surtout pour moi un moyen de partage et de transmission.

Du fait de ma formation littéraire, j’ai méthodiquement lu les auteurs classiques. En avançant dans mon travail, j’ai évolué dans mes lectures. Les livres qui me touchent le plus aujourd’hui sont écrits par des femmes, notamment des autrices contemporaines. Elles m’ont aidé à élargir mes perspectives. L’autrice québécoise Nelly Arcan me touche beaucoup. Putain (Seuil) est un des livres les plus forts que j’ai pu lire. Nelly Arcan surjouait les codes de la féminité tout en écrivant des choses très puissantes sur l’objectivation du corps des femmes. Je lui rends hommage en citant un assez long passage de son livre dans mon essai, Un corps à soi (Seuil).

Je pense aussi aux ouvrages de Emmanuelle Bayamack-Tam. Arcadie (P.O.L) a beaucoup résonné avec mon travail sur la fluidité des genres, la dé-binarisation et la libération sexuelle. Nastassja Martin, Croire au fauves (Gallimard), m’a aussi beaucoup marqué. Cette anthropologue, spécialiste des peuples du Grand Nord, raconte un séjour de recherche en Sibérie lors duquel elle est attaquée par un ours. Dans la mythologie autochtone, lorsqu’un humain survit à une attaque de bête sauvage, il devient homme-bête. J’ai trouvé cette histoire très belle. J’ai beaucoup aimé également Ultramarins (Quidam) de Mariette Navarro. L’histoire se passe en mer à bord d’un bateau dont l’équipage est dirigé par une femme. A un moment du récit, on quitte le réel pour plonger – littéralement – dans l’étrange, et j’adore cela. C’est rarissime chez les auteurs français. Autre exemple, Les Vilaines (Points), de l’autrice argentine Camila Sosa Villada, évoque la vie d’une femme trans à Buenos Aires. De façon très subtile, on y retrouve un aspect irréaliste avec l’apparition de plumes d’oiseaux sur la peau de l’une des femmes du roman. Dans ce même esprit, il y a enfin Chouette (Phébus), de Claire Oshetsky, qui raconte l’histoire d’une femme et de son enfant-chouette, quand l’animalité devient métaphore de l’autisme.

Tous les “Tu vas aimer” sont là.

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