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Précis de bataille culturelle

Dj Johnson MTH1CZWaX0Q Unsplash

“Comment cela se fait-il que les idées de l’extrême droite semblent être partagées et normalisées. C’est aussi de la faute des médias.” Interpellation franche reçue lors d’un déplacement aux Assises du journalisme de Tours pour parler d’Ernest, mais aussi de fatigue informationnelle et de complotisme.

Une réponse est venue, spontanément. “L’extrême droite a décidé de mener la bataille culturelle. De la mener politiquement, médiatiquement, et même dans les objets culturels.” Et de développer ensuite, brièvement, ce qu’avait théorisé le philosophe italien Antonio Gramsci à propos des idées politiques. Selon lui, celles-ci ne pouvaient advenir véritablement si et seulement si, l’action militante et la construction d’une théorie et d’une stratégie politique étaient accompagnées d’une bataille culturelle. Bataille culturelle qui devait, selon lui, être menée partout : au cinéma, dans les livres, dans la musique, dans l’art en général, mais aussi dans les médias. Cela pour modifier pacifiquement les imaginaires des gens.
Simple, efficace. Imparable. Cela d’autant plus que cela a fonctionné pour de nombreuses idées qui furent autant défendues dans les meetings politiques que dans les chansons ou les livres. “Lennon a plus fait que Lenine pour Mai 68” , écrit d’ailleurs l’historien Michel Winock dans son livre “La fièvre hexagonale.”

Réponse venue spontanément face à l’interpellation; mais qui résonnait directement avec l’entretien du journaliste François Krug, dans le Nouvel Observateur, lu le matin même. Dans cette conversation, Krug présente et raconte l’objet de l’enquête littéraire qu’il vient de faire paraître “Réactions Françaises. Enquête sur l’extrême droite littéraire”, (Seuil). “J’ai voulu raconter une histoire, celle d’une génération qui a eu une activité intellectuelle que l’on peut qualifier d’extrême droite”, explique François Krug. “Ce récit commence à un moment où le FN est encore diabolisé, où la jeunesse “emmerde” encore le Front national. Ce courant politique, ses idées ou son esthétique ont pu représenter pour ce milieu une forme de contre-culture à l’hégémonie culturelle de la gauche.” Selon François Krug, cet activisme culturel à bas bruit ne signifie pas nécessairement une adhésion aux thèses de l’extrême droite. Mais il estime cet activisme “totalement sous-estimé” et contribue à la banalisation des discours des plus réactionnaires.

Dans ce livre, Krug s’intéresse à trois figures emblématiques : Sylvain Tesson, Michel Houellebecq et Yann Moix. Nous nous sommes déjà attardées sur Moix (ici) et Houellebecq (là), mais ce qui fait la force du livre de Krug, c’est sa minutie, c’est le traçage d’un parcours intellectuel et littéraire, c’est l’exhumation de textes ou de prises de positions littéraires, mais c’est aussi une plongée dans les textes des œuvres romanesques qui démontrent comment cette bataille culturelle a été menée et il faut bien le concéder, remportée pour le moment par ces extrêmes droites littéraires.

Le livre de François Krug met en lumière une forme de réseautage informel qui distille dans la société française un courant réactionnaire. Le directeur de Valeurs actuelles Geoffroy Lejeune aurait suggéré à Emmanuel Macron de décerner la Légion d’honneur à Michel Houellebecq, par l’intermédiaire de Bruno Roger-Petit, conseiller “mémoire” de l’Elysée. Le 1er janvier 2019, Houellebecq figure dans la liste des récipiendaires. Un an plus tard, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin provoque la polémique en dénonçant l’”ensauvagement d’une partie de la société française“, une lourde sémantique, dont Krug retrace la généalogie dans les fréquentations de l’écrivain de La Carte et le territoire.

Répondre cela à cette dame, et se demander pourquoi les autres batailles cultuelles, elles, ont totalement disparues du paysages. La bataille culturelle d’une gauche émancipatrice, ou bien celle de l’humanisme. Les chercher. En percevoir quelques bribes chez Nicolas Mathieu, mais parcellaires et plutôt tournées non pas vers la création d’un monde mais vers l’enterrement d’un autre. Se souvenir des livres de Manchette, de Fajardie, et de Jonquet qui furent, dans les années 70 les réceptacles sensibles et fins des idéaux. Se souvenir aussi d’un président qui discuta sur le long cours avec Marguerite Duras, d’un autre qui écrivit une anthologie de la poésie française. En voir un dernier parler dans Pif Gadget, tandis qu’une ministre décide de poser dans Playboy. Nouvelle façon, peut-être, de mener une bataille culturelle. Certainement pas la meilleure puisque celle-ci doit se mener en profondeur, pas en écume.

Se prendre à rêver d’artistes humanistes qui feraient de leur cheminement artistique une ouverture sur l’émerveillement permanent et donc sur le monde. Se prendre à rêver de romans aussi importants que le furent ceux de Houellebecq dans lesquels un monde nouveau serait façonné. Cela ne serait pas une démarche consciente. Mais un mouvement global dans lequel le sensible et le politique se rencontreraient.

Alors, la réponse à la dame sera plus simple : lisez untel, écoutez unetelle vous verrez que les choses ne sont pas perdues totalement. Pas encore.

Bon dimanche,

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