Une BD très noire et un curieux roman : Joann Sfar, créateur du « Chat du Rabbin » et des « Carnets » sort deux livres d’un coup, fidèle à sa réputation d’auteur prolifique. Sous une apparente légèreté, séduisant ou déroutant, il ne peut s’empêcher de philosopher. Rencontre.
En trente-sept minutes d’échange en vidéo, il va couvrir une page A3 de croquis de super-héros tout en restant attentif et précis dans ses réponses. Joann Sfar est comme ça, il a le crayon qui démange. Que ce soit pour dessiner ou pour écrire, pour pondre une BD, un roman, un scénario de film ou de série télé. Ce qui répond en partie à la question « mais comment faites-vous ?» Ses quelque 150 albums, ses quatre longs métrages, sa dizaine de romans viennent de là : d’une irrépressible envie de dire et de raconter, de rire sans rien s’interdire, de s’affranchir des genres et des registres.
La cinquantaine à peine entamée, il a déjà accompli tous ses rêves d’enfants, ainsi qu’il l’a avoué à un site people, jusqu’à la musique qu’il pratique sur son ukulélé. Une œuvre foisonnante traversée de convictions, d’obsessions ou de traumatismes puissants comme des lames de fond, sa mère trop vite disparue et son père travaillé par la religion, l’extrémisme qui menace et le conformisme qui rôde, l’identité à assumer et le sens critique à maintenir en éveil. Ce bouillonnement intérieur agite ses deux derniers livres, qu’il a tenu à promouvoir ensemble. Deux plaisirs de lecture très différents, mais où on le sent s’amuser, comme libéré.
Parce qu’il est une sorte de roman noir en bande dessinée, on s’est intéressé à « Riviera » en premier. De Paris à la Côte d’Azur, au fil du road trip d’un vieux gangster juif fidèle à une parole donnée, Joann Sfar revisite la ville de sa jeunesse, qu’il a longtemps évitée après la mort de son père. Nice, ses palaces, ses néo-nazis castagneur, sa synagogue assiégée… Le noir et blanc s’imposait, brut et spontané dans le trait, violent et ironique dans l’esprit. C’est un vrai récit, avec un début, un milieu et une chute, des personnages réels et d’autres imaginaires, et même un semblant de leçon à la fin. On en ressort sous le charme. « Et Dieu riait beaucoup » défie plus franchement les étiquettes. Entre roman et monologue intérieur, d’une linéarité en pointillés, ce drôle d’objet littéraire est parsemé de scènes, de formules et de répliques hilarantes qui rappellent au lecteur pourquoi il est là. Un autre septuagénaire juif mène la danse, un théâtreux tenaillé par sa carrière en berne et sa libido refusant de baisser le rideau, et qui part se refaire santé morale en Israël. Ou du moins le croit-il. De rencontres hasardeuses en vacheries bien senties, l’auteur semble parler de tout et de rien pour délivrer, bien enrobées, quelques petites vérités sur la politique, la religion, l’amour. Du premier livre, on ressort sous le charme. Du second, déboussolé et grisé comme après un tour de montagnes russes. Peut-être vaut-il mieux, avec Joann Sfar, ne rien attendre et se laisser surprendre ?
Vous publiez simultanément deux livres évoquant le thème de l’identité. Ce sujet de la judéité est-il plus sensible actuellement pour vous ?
Joann Sfar : Oh non, BD ou roman, j’ai l’impression de toujours traiter un peu la même chose depuis que j’écris. Ce qui change, c’est mon âge et donc mon envie de rigoler. A titre personnel, je ne sais pas où je vais, où je me mets, et là, j’ai eu envie de montrer deux personnages, deux vieux Juifs du même âge, pour qui cette question est hilarante. Pour des raisons différentes, l’un veut aller à Nice (Monsieur Formidable, « Riviera » NDLR), l’autre en Israël (Pierre Cohen, « Et Dieu riait beaucoup » NDLR). Et je suis sûr que ça me correspond. Le judaïsme est pour moi un sujet sans fin puisque je le vis comme un courant littéraire. Je peux dire que je suis juif comme d’autres disent qu’ils sont surréalistes.
Pourquoi vouloir lier ces deux livres, outre qu’ils sortent au même moment ?
Joann Sfar : Je les ai écrit en même temps, sur la même table du même café. Les deux sont nés au Wepler (brasserie parisienne du 17e NDLR), sur des carnets de formats pas très différents. C’est parce que je les ai conçus à Paris que j’ai eu envie de décrire un terroir lointain sous le soleil. Et comme je suis retourné en Israël pour mes projets télé (il produit l’adaptation de sa BD « Klezmer » NDLR), j’ai eu envie de mettre dans le roman ce que j’y ai ressenti. J’ai écrit les deux comme des scénarios de cinéma, avec l’avantage de ne pas avoir à me cogner toute une équipe de tournage derrière. Ils m’ont demandé un travail long et intense mais m’ont permis de « voyager léger ». Je portais moins lourd sur les épaules que quand j’ai écrit « La synagogue » pour Dargaud (octobre 2022 NDLR) : je ne suis pas tenu d’en vendre autant car ce sont des tirages plus modestes, je ressens plus l’enthousiasme des éditeurs que la pression.
« Riviera » est votre première incursion dans le genre noir…
Joann Sfar : Je suis un grand amateur des polars des éditions Sonatine, et ils m’ont demandé si je voulais venir publier chez eux. Je ne pouvais pas car mes romans sont édités chez Albin Michel.
J’ai donc proposé de leur faire une BD et qu’ils lui donnent un format de roman. Ce langage du carnet autobiographique est grisant pour l’intime et j’ai eu envie de le tester pour raconter du polar.
Vous avez lu 25% de cet article...
Pour découvrir la suite, c'est très simple :