Bret Easton Ellis est de retour. Avec un roman magnifique, “Les éclats”, qui concentre ses obsessions mais qui magnifie aussi la magie cachée de l’auteur : celle de trouver de la lumière et de la beauté dans la noirceur la plus totale. Rencontre où il est question du processus d’écriture, d’érotisme et des sensitivity readers.
Le Silencio des prés, haut lieu de la fête et des nuits parisiennes était plein comme un œuf le 14 mars dernier lorsque Bret Easton Ellis a fait son entrée sur scène et qu’un petit film a présenté son nouveau roman, le premier depuis 13 ans pour celui qui est l’un des plus grands auteurs américains contemporains. De par la force de son style, de par son audace, de par ses romans si importants et aussi de par la puissance narrative de l’auteur.
Il avait pourtant dit qu’il ne voulait plus écrire de fiction, que cela ne correspondait plus au monde actuel et qu’il se consacrerait au scénario. Il en est revenu. Et « Les éclats » est une réussite totale. Thriller haletant, récit érotique aussi, roman d’initiation subtil, hymne à l’adolescence, fausse autobiographie avec pool party, mensonges etc.
L’intrigue est simple : un groupe de lycéens de Sherman Oak voit débarquer à l’orée de sa terminale, un nouveau, Robert Mallory. Il est d’une beauté magnétique et va dérégler tout leur petit groupe d’amis. Il a un charme maléfique et le narrateur « Bret Ellis » se met à le suivre alors qu’il tente d’écrire son premier roman « Moins que zéro », et qu’un meurtrier implacable « The trawler » a débarqué en ville et tue de façon atroce. Le style est cru, sensuel, horrifique et rempli – aussi – et cela est nouveau chez Ellis, d’une forme de mélancolie puissante et de tendresse. Avec la magie de Bret Easton Ellis : celle de chercher de la lumière dans la noirceur.
« Le roman n’est plus un sujet de conversation, la forme romanesque elle-même est peut-être un peu dépassée » aviez-vous déclaré après la parution de « Suite(s) impériale(s) », il y a 13 ans. Comment le roman s’est-il à nouveau imposé à vous ?
Bret Easton Ellis : La première chose est qu’il faut que je sente un roman avant de commencer à écrire. Je ne me réveille pas un matin en me posant à mon bureau pour écrire. Cela ne fonctionne pas comme ça chez moi. Pour que ce processus se déclenche, il faut qu’une série d’événements commence à m’apparaître clairement. Il faut que je sois profondément habité par des sentiments de douleurs, d’inquiétude ou parfois par l’amour. En résumé, un roman pour moi est un processus émotif, pas intellectuel. Or cela n’arrivait plus. Je suis donc parti à Hollywood, convaincu que désormais le langage du monde, équivalent, à ce qu’avait été le roman, s’incarnait dans le langage des séries. Je voulais réaliser car être simple scénariste était inutile. Finalement, sans que je sache pourquoi, l’envie forte et puissante d’écrire un roman est revenue. Je l’ai simplement ressenti en avril 2020 alors qu’une forme de mélancolie m’habitait.
La musique, très présente dans le livre, vous a-t-elle aidé à y revenir ?
Bret Easton Ellis : Juste avant cette conférence, j’écoutais la musique du livre, compilée dans des listes sur Deezer ou Spotify. Je parle de 144 chansons dedans. Durant le confinement, j’ai repensé à mes camarades de classe, à ma jeunesse, à mes 17 ans, au corps que j’avais à l’époque, aux personnes avec qui je couchais etc… J’étais très obsédé par le sexe, j’avais une copine et un copain secret et tout cela s’est passé durant mon année de terminale. Pour une raison inconnue, tout cela m’est revenu d’un seul coup. J’ai donc commencé à prendre des notes. Ces événements de 1981 m’ont parlé à nouveau alors que je suis un homme à l’automne de sa vie qui, enfin – il serait temps (rires) – parvient à mieux comprendre qui il est vraiment et ce qui l’a constitué.
Que signifie ce titre : “Les éclats” ? : éclats de mémoire, éclats de verre d’un personnage qui traverse le pare-brise d’une voiture…
Bret Easton Ellis : Quand j’ai essayé d’écrire ce livre à 18 ans, j’ai mis « Moins que zéro » de côté. Je n’y arrivais pas, c’était trop long, trop autocentré, trop ambitieux, pas intelligent. Il est normal qu’à 18 ans je n’ai pas réussi. Ce roman nécessitait en fait le recul que je peux désormais avoir sur ce que je suis et sur ce que j’étais. « Les éclats » était déjà mon titre à l’époque. C’est un titre en référence à l’univers de Stephen King. Les « éclats » sont mystérieux, sont dangereux et peuvent blesser quelqu’un. « Les éclats » de verre peuvent aussi avoir un autre sens. On ne peut pas recoller les morceaux du passé. Les vies brisées ne peuvent pas se recoller. Ces morceaux de mémoire que l’on essaye de remettre les uns avec les autres ne s’emboitent jamais exactement comme on le souhaite. C’est aussi cela que raconte le livre.
Il y a de la drogue, mais aussi du sexe très sensuellement raconté notamment dans la description de la beauté des corps… cela ne constitue-t-il pas une forme de réponse au politiquement correct de l’époque et même à son puritanisme ?
Bret Easton Ellis : Absolument pas. Je n’ai pas écrit ce roman en réaction à ce qui serait politiquement correct. Beaucoup de critiques américains l’ont vu ainsi et l’ont chroniqué ainsi et ont pensé qu’il était une réaction au mouvement #MeToo, mais cela n’est pas du tout le cas. Ils se trompent et ne l’ont dit uniquement parce que dans le livre le jeune Bret est séduit par un producteur beaucoup plus âgé. Il l’accepte et sait que cela fait partie de son chemin vers l’âge adulte. Il comprend que cela fait partie de son apprentissage. Dans ce livre, je veux montrer ce qu’était cette époque dans ses beautés comme dans ses failles. Le monde de 1981 était très différent de notre monde actuel. D’un certain côté, nous y avions plus de liberté. C’était un monde d’adultes, créé par les adultes, pour les adultes. On ne sortait pas un Pixar par moi et on ne passait pas son temps à demander leur avis aux enfants. Le résultat était que les enfants grandissaient très vite. J’ai écrit ce livre car mon année de terminale était atroce. J’ai compris sur le tard que c’était une année pivot qui symbolisait mon passage à l’âge adulte. Je me suis rendu compte que les personnages dont je parle sont des personnes que j’ai véritablement aimées. Ce roman est l’histoire d’une obsession, de l’importance que ces personnes avaient pour moi mais aussi de la façon dont j’ai tout fait foirer avec mon incapacité à maîtriser mon super pouvoir, celui de raconter des histoires ou de faire des commérages. J’étais convaincu qu’un de mes amis était un gigolo qui vendait son corps à un gigolo. Je l’ai raconté dans « Moins que zéro ». Lorsqu’il l’a lu, il est tombé de sa chaise. Vous vous rendez compte ?
Ensuite, je pense que j’ai toujours été sensible à la beauté physique. Mais je ne l’avais pas écrit de cette manière-là, auparavant. Il faut se souvenir de ce que c’est d’avoir 17 ans. A l’époque, ma sexualité était très forte. Je réagissais à la beauté comme si je la voyais pour la première fois. De la même manière que je découvrais le sexe. J’aime cette obsession du personnage principal pour le sexe. J’ai toujours été un amateur de la beauté, féminine comme masculine. J’ai souvent écrit sur ce sujet, et je considère cela comme parfaitement normal et naturel.
Il y a une forte idée de liberté dans ce livre. N’est-il pas un voyage vers une forme de liberté perdue ?
Bret Easton Ellis : Oui peut-être, mais une nouvelle fois ce n’est pas pour cette raison là que j’ai écrit le roman. Je l’ai écrit pour tous ces gens qui me sont revenus à l’esprit. Je l’ai écrit aussi pour raconter comment dans ce lycée ultra-friqué, il fallait absolument jouer le jeu pour appartenir au groupe et comment cela influait aussi sur nos relations amicales et amoureuses. Ensuite, pour répondre à votre question sur la liberté, oui, certainement que nous étions plus libres. Dans tous les sens du terme. Pour le meilleur et pour le pire. La presse gay m’a attaqué sur le motif qu’il n’était pas logique d’écrire en 2023 un livre dans lequel les homos n’osaient pas vivre leur sexualité au grand jour. Simplement parce que 1981 était comme cela. Je dois, en plus, confesser (rires) que ce côté caché me donnait l’impression d’être un agent secret. Cela recelait une grande puissance érotique.
“Les écrivains devraient se liguer contre les “sensitivity readers”
« American Psycho » pourrait-il être publié aujourd’hui ?
Bret Easton Ellis : Pas par des grands éditeurs. Jamais. Même si c’était une femme qui l’avait écrit. Il le serait sûrement par des petits éditeurs indépendants. Le livre en entier serait désormais considéré comme totalement inacceptable.
Une peur taraude les éditeur français. Celle des sensitivity readers…. “Les Éclats” est-il passé par cela ?
Bret Easton Ellis : Question très intéressante. Les Sensitivity readers sont là. Et ils nous emmerdent. Je suis passé dans les mailles du filet, et je ne sais pas comment. En revanche, pour l’anecdote, je connais une autrice qui a écrit un livre dans lequel deux femmes sont amies. L’une est en train de vivre un divorce, donc elles veulent aller quelque part pour parler des infidélités du mari. Elles se rendent dans un restaurant chinois et utilisent une expression en anglais, « MSG » qui fait référence à une saveur spécifiquement chinoise. On le lui a refusé. Elle a du réécrire la scène et les a placées dans un café. À titre personnel, on ne m’a pas censuré, mais je sais qu’il y a eu des discussions sur deux choses : pourquoi ne sait-on pas plus de choses sur la vie de Rosa, la nicaraguayenne qui s’occupe de ma maison. Ils ont utilisé aussi les mêmes arguments à propos du noir qui s’occupe de la maison des Schaffer dans le livre. J’ai une réponse simple à leur fournir : parce que ce n’est pas du tout le sujet du roman. Les sensitivity readers sont inquiétants en ce sens qu’ils nous empêchent de dire ce que l’on veut dans une expression fictionnelle. Les écrivains devraient se battre pour défendre leur imaginaire. Mais en fait non. Ils sont des chochottes. Ou alors pis, ils disent « ah oui mais faudrait peut-être comprendre que, gnagnagna ». Je réponds simplement NON ! Cela ne va pas du tout. D’ailleurs je vais vous le dire j’ai été choqué au dernier degré lorsque 250 écrivains ont signé une pétition afin que Charlie Hebdo n’obtienne pas le Pen Prize de la liberté d’expression. Nous avons un vrai problème avec ce gauchisme qui va vers les sensitivity readers. Vous vous rendez compte que « Huckleberry Finn » n’est plus étudié aux Etats-Unis ?
Que pensez-vous des réécritures et les craignez-vous pour vous même lorsque vous ne serez plus là ?
Bret Easton Ellis : Peut-on arrêter le capitalisme ? Je réponds cela car cela permet de gagner plus d’argent de lisser le langage et la langue. Peut-être faudrait-il que je rajoute un codicille à mon testament indiquant explicitement que je refuse toute modification post-mortem. Je crois que cela est absurde. Le cas de JK Rowling est pathétique. On modifie la langue pour la faire coller au monde. Je ne suis pas totalement pétrifié par ce qui se passe car je crois que c’est purement du business et une histoire d’argent. Ceci étant, ce qui se passe avec Roald Dahl est d’une bêtise abyssale. Dire que l’on ne peut pas se moquer de quelqu’un de gros est complètement débile. Pourquoi ? Parce qu’un roman est le reflet de son époque et que l’on ne peut pas le réécrire.
Pourquoi ne vous lancez-vous pas dans l’écriture d’un livre sur le monde contemporain ? À vous écouter, il y a matière à raconter des histoires.
Bret Easton Ellis : Parce que je déteste le monde contemporain. Je me réveille avec des bouffées d’angoisse. J’ai adoré me perdre dans l’année 1981. On verra si un jour j’écris là-dessus.
Photo de Une : Robert Laffont / La soirée-rencontre a été rendue possible par la Fnac et les éditions Robert Laffont.
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