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Mathieu Palain : “J’ai été interpellé par la façon dont les hommes se construisent”

Mathieu PALAIN ©Céline NieszawerLeextra

Après l’inclassable (et génial ! ) Ne t’arrête pas de courir – prix Interallié 2021- où il tentait d’éclaircir l’énigme Toumany Coulibaly, le journaliste Mathieu Palain s’attaque à un angle mort des violences faites aux femmes. Sidérant et lumineux. Rencontre avec un auteur nourri au terreau du réel.

Entretien réalisé par Pauline LEDUC

Capture D’écran 2023 02 24 À 11.13.20Fruit de quatre ans d’enquête, Nos pères, nos frères, nos amis. Dans la tête des hommes violents est un livre d’une limpidité lumineuse alors qu’on patauge, avec l’auteur lui-même, dans une quête douloureuse. Et sans réponse. Avec ce récit de son immersion dans des groupes de parole pour hommes violents mais aussi de ses rencontres avec des victimes et spécialistes, le journaliste Mathieu Palain éclaire un angle mort des violences faites aux femmes. Sujet dont il ne se prétend pas spécialiste, comme il le précise à de multiples reprises, et qu’il fore sans rien cacher de ses questionnements. Page après page, il fouille les racines de cette violence, interroge sa transmission comme sa potentielle éradication et met à jour le déni sidérant de bourreaux qui se victimisent. Quand les victimes, elles, culpabilisent. Loin des clichés autour de ceux qu’on préférait tous voir comme des monstres, Mathieu Palain rencontre, et c’est bien le problème, « des mecs normaux ».

On retrouve ici les talents de portraitiste de l’auteur, notamment passé par Libération et XXI, déjà à l’œuvre dans ses deux premiers livres. Cette manière de raconter le réel, sans jugement, complaisance ou censure. De croquer avec justesse et simplicité l’humain et les parcours de vie cabossés. Esquissant en creux, un autoportrait qui apparaît plus comme une marque d’honnêteté que de narcissisme. On a voulu aller vérifier par nous-même. Avec lui, on a parlé masculinité, banlieue, vertige de la fiction, terreau du réel, mais aussi immobilier.

“Toutes les filles que je connaissais avaient des histoires effarantes à raconter”

Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à cet angle mort des violences faites aux femmes, sujet dont vous dites vous-même que vous êtes « passé à côté » pendant des années ?

Mathieu Palain : Cela a infusé en 2017-2018, pendant que s’installait le mouvement #Metoo. En tant que journaliste, je me demandais comment j’avais pu passer à côté. Notamment de toute cette souffrance dont j’ai pu mesurer l’universalité parce que j’ai la chance d’être entouré de beaucoup de femmes. J’ai découvert que toutes les filles que je connaissais avaient des histoires effarantes à raconter.

Et puis, il y a eu un coup du hasard. Un de mes contacts m’a appelé en septembre 2018 pour me parler de groupes de parole d’hommes violents et m’a demandé si j’étais intéressé par les violences faites aux femmes. Sa formulation rendait impossible un potentiel « non ». Au moment où j’ai dit oui,  je n’ambitionnais pas de combler un quelconque angle mort mais d’avoir des réponses. Qui sont ces hommes ? Comment en viennent-ils à frapper la femme qu’ils aiment, parfois la mère de leurs enfants ? J’imaginais un groupe de parole, comme dans Fight Club, avec douze mecs assis sur une chaise qui disent, les uns après les autres, « Bonjour, je m’appelle un tel et je frappe ma femme ». Et cette phrase n’est d’ailleurs presque jamais venue.

Votre enquête a nourri une série de podcast diffusés sur France Culture à l’hiver 2019. Pourquoi avoir décidé d’aller plus loin et d’en faire un livre ?

Mathieu Palain : Avec la série, j’ai réalisé un objet journalistique qui se tenait. Mais je n’avais pas répondu à la question qui me taraudait : d’où vient la violence et pourquoi elle s’exerce au sein d’un couple qui s’aime ? Parallèlement, le succès de ces podcasts a généré énormément de retours. Certains étaient négatifs mais la majorité étaient positifs. Ils émanaient de femmes qui me racontaient ce qu’elles avaient vécu ; de pères qui s’inquiétaient pour leurs filles ; d’hommes qui étaient déjà passés à l’acte ou craignaient de le faire. Leurs profils étaient différents de ceux que j’avais recueillis jusqu’ici. Si les histoires que ces femmes me racontaient étaient similaires, en termes de mécanismes de violences,  elles concernaient aussi des médecins, avocats, banquiers ou chefs d’entreprise. Des hommes qui ont du pouvoir et une réputation à défendre. Je savais que la violence était transclasse mais je n’avais pas encore de témoignages dans les milieux aisés ou privilégiés. Alors j’ai continué d’approfondir.

“Dire “je”, c’est passer un contrat de confiance avec le lecteur”

Vous vous attaquez aussi à déconstruire votre propre masculinité. Est-ce un passage obligé lorsqu’on est un homme qui enquête sur les violences faites aux femmes ?

Mathieu Palain : Je ne me suis pas posé cette question. Je l’ai fait par honnêteté. Les hommes que j’ai rencontrés ne m’ont pas semblé monstrueux, ce sont des humains et à peu de choses près, on se ressemble. Je n’ai d’ailleurs pas vraiment été surpris par ça. Travaillant sur la question carcérale depuis très longtemps, je sais qu’on a une représentation complétement fantasmée des taulards. Cela nous rassure de penser que les autres, ceux qu’on enferme et qui commettent des crimes, sont si différents de nous.

J’ai cependant été interpellé par la manière dont nous étions tous construits, en tant qu’homme, sur le même modèle. Et ce, peu importe les milieux sociaux et les éducations parentales. Il y a un modèle type de virilité qui est peut-être le dénominateur commun de beaucoup de mecs hétéros qui ont grandi dans les années 90. On a tous suivi la même voie, une sorte de chemin ponctué de check points, pour devenir un homme. A partir du moment où j’en ai pris conscience, il n’était pas envisageable, vis-à-vis du lecteur, d’omettre de dire qui j’étais. C’est-à-dire un mec hétéro d’une trentaine d’année qui a coché toutes les cases de la voie classique. Et ce n’est pas anodin que ce soit cet homme qui ait écrit ce livre.

Plus généralement dans vos ouvrages, vous vous dévoilez au second plan, esquissant une sorte d’autoportrait en tissant l’histoire des autres. Pourquoi cette mise en scène ?

Mathieu Palain : C’est encore une fois une question d’honnêteté. Quand tu te mets à dire « je », tu passes un contrat de confiance avec le lecteur. Il me semble nécessaire de mentionner que ce « je » n’est pas omniscient, que ce n’est pas celui de la fiction, mais du réel. En tant que journaliste, mon regard n’est pas neutre. Il est pétri de ma propre histoire, de mon éducation, de mes rencontres… C’est le fruit de tout ce que je connais et suis depuis plus de 30 ans. Tous les sujets ne justifient pas pour autant ce positionnement,  j’espère donc bien ne pas toujours être présent dans mes ouvrages !

Votre précédent livre, Ne t’arrête pas de courir,  s’appuie aussi sur une enquête fouillée mais s’inscrit dans la littérature du réel. Pourquoi avoir choisi ici l’enquête pure ?

Mathieu Palain : A mes yeux, Ne t’arrête pas de courir est aussi une enquête pure. Seulement, elle est parue durant la rentrée littéraire et surtout, Capture D’écran 2023 02 24 À 11.52.06elle ressemble à un livre de fiction tant l’histoire est extraordinaire. On m’a d’ailleurs souvent demandé si c’était une histoire vraie.

C’est cliché de dire ça mais ce qui m’intéresse c’est justement la manière dont la réalité dépasse souvent la fiction. J’ai eu la chance de grandir dans une banlieue lointaine de Paris. Un univers cosmopolite où il n’y avait pas beaucoup d’argent mais énormément d’identités, d’origines, de parcours de vie. Mon voisin par exemple, était docteur en anthropologie dans une université zaïroise, en République du Congo. Il avait fait 9 ans d’étude. En France, il était balayeur. Et il le faisait sans rechigner parce qu’il était venu là pour ses enfants.

Son profil, comme tant d’autres, je n’aurais pas pu les inventer.  Leurs histoires sont comme un terreau qui m’a permis de grandir en sachant que la vie était très éloignée des clichés qu’on pouvait parfois trouver dans la fiction.

“Pour écrire de la fiction j’ai dû aller à l’encontre de mes réflexes de journaliste”

Le passage à la fiction, pour votre premier roman, n’a donc pas été intuitif ?

Mathieu Palain : Pas du tout, en effet. Sale gosse repose sur une longue immersion journalistique dans un centre de la protection judiciaire de la jeunesse à Auxerre. A la fin, j’avais la certitude d’avoir de quoi écrire un livre. Ou plutôt deux puisque comme le disait mon éditrice, j’étais face à un embranchement. A gauche, un livre de journaliste où tout serait vrai. A droite, un livre de fiction, soit un saut dans l’inconnu. J’ai eu envie d’essayer. Ça a été dur puisqu’il m’a fallu aller à l’encontre de mes réflexes journalistiques. M’affranchir d’une matière solide et vérifiée, piocher dans des histoires vraies le potentiel d’une fiction, les tirer dans les angles pour aller au-delà de la réalité…

La fiction vous apparaît-elle comme un espace de liberté ?

Mathieu Palain : Oui, mais tellement vaste que tu ne sais pas où aller ni par où commencer. La liberté de la fiction était telle que j’étais presque intimidée. Je ne sais plus qui avait formulé cela ainsi mais il y a une analogie qui me plait beaucoup : la non-fiction c’est comme d’être locataire de ton appartement, tu peux y vivre bien mais il faut que tu fasses attention à ne pas faire n’importe quoi puisque un jour tu le rendras. Tandis que la fiction, c’est comme d’être propriétaire : si tu as envie de tout casser et de transformer ton appartement en loft, tu es libre…

Capture D’écran 2023 02 24 À 11.51.46Aspirez-vous à être propriétaire, surtout depuis que vous avez obtenu un prix littéraire comme l’Interallié ?

Mathieu Palain : Je trouve cela un peu paralysant d’avoir la possibilité de raser ma maison ! Fondamentalement, je me sens journaliste. Ce n’est pas parce que j’ai changé de support que j’ai changé de métier. Je me sens capable de faire des incursions dans la fiction, de plus en plus d’ailleurs. Plus on écrit, plus on progresse. Du moins, j’imagine. Mais je suis incapable d’écrire en suivant une inspiration. L’inspiration, je ne l’ai pas. Elle vient du dehors, des gens que je rencontre, des histoires qu’ils me racontent. De ce travail de terrain, naissent mes livres. Mon 4ème ouvrage sera certainement, pour le coup, un livre de fiction. Mais qui puise encore dans le réel. C’est dans mon ADN d’auteur mais aussi de spectateur ou de lecteur. Je n’arrive pas à me projeter dans les œuvres qui n’ont pas de lien avec la vraie vie.

“Florence Aubenas est la raison pour laquelle je suis devenu journaliste”

On sent d’ailleurs planer sur votre écriture l’influence d’Emmanuel Carrère ou Florence Aubenas.

Mathieu Palain : Florence Aubenas est la raison pour laquelle je suis devenu journaliste. Je n’étais pas du tout sur cette voie-là jusqu’à ce que je découvre son existence, à la télé, lorsqu’elle s’est fait enlever en Irak. A l’époque j’étais au lycée, je ne lisais pas la presse et j’étais très éloigné de cet univers. Quand elle a été libérée, j’étais curieux de savoir qui elle était. Quelques mois après, j’ai acheté La Méprise, son enquête autour de l’affaire Outreau. C’était certainement le premier livre que je lisais depuis des années. Et ça a été une révélation. J’ai découvert que « faire Florence Aubenas », était un métier qui existe réellement.

Plus tard, je suis venu à Emmanuel Carrère. Je les associe au courant du journalisme narratif aux cotés d’auteurs comme Norman Mailer, Truman Capote, Pete Dexter, Michael Connelly ou David Simon, qui est à l’origine de la série The Wire.  Ce courant me plait en tant que public, et m’excite comme journaliste.

Vous avez évoqué plusieurs fois un retard à combler dans vos lectures. Est-ce un complexe ?

Mathieu Palain : Je n’ai jamais eu l’impression de devoir m’excuser de mon parcours. Le milieu dans lequel j’ai grandi n’était pas lié à l’univers journalistique ou littéraire. Ce dernier ne m’intéressait pas particulièrement. Je ne l’ai pas désiré. Durant mon adolescence, je n’ai pas lu de livres mais je faisais autre chose. J’étais à fond dans le sport, persuadé que j’allais devenir prof d’EPS. A ce moment-là, c’était ce dont j’avais besoin et envie.

Il n’y a pas eu de complexe parce que pendant longtemps je n’imaginais même pas qu’il existait des gens qui pourraient me juger parce que je n’ai pas lu Orgueil et Préjugés. J’ai grandi, vieilli et il m’a semblé nécessaire de me remettre à lire. J’y ai trouvé du plaisir. Je suis très loin d’avoir rattrapé mon retard mais je lis ce qui me plait sans me dire que c’est la honte de ne pas avoir avalé tout Balzac ou Stendhal. Il y a bien trop de livres pour qu’on puisse prétendre avoir tout lu, alors commençons par ceux qui nous plaisent et ce sera déjà pas mal !

* Nos pères, nos frères, nos amis. Dans la tête des hommes violents, de Mathieu Palain. Les Arènes.

Tous les entretiens d’Ernest sont là.

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