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Vincent Peillon : “La lecture est une forme de transcendance”

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Ancien ministre de l'éducation nationale, Vincent Peillon est un politique singulier qui a toujours cultivé une approche philosophique du pouvoir et de l'action politique. Il est aussi un intellectuel fin, philosophe de formation, et une discussion avec lui est toujours une discussion passionnante. Il a reçu Guillaume Gonin pour parler bouquins. Jolie rencontre. Au menu : la lecture, les polars, les plumes de politiques, la philo, et aussi un regard sur l'époque.

PHOTOS : Patrice NORMAND

Je traverse les jardins au pas de charge. Éclairé d’une lumière hivernale jaunâtre, le Palais du Luxembourg se reflète dans l’étang gelé, où glissent les mouettes. De l’autre côté m’attend la Librairie du Cinéma du Panthéon, qui hébergera cette nouvelle bibliothèque décentralisée, où nous avions convenu que j’arrive en amont de l’entretien. En ligne, tout semblait idéal : cadre intimiste, décor vintage – et des livres, évidemment. Pas vraiment en avance, j’en ai la confirmation sur place, heureux comme un enfant d’installer un authentique fauteuil de cinéma rouge pour notre invité ; et plus heureux, encore, de le placer devant un jukebox jaune, en parfait état de marche. C’est à ce moment que Vincent Peillon fait irruption, d’abord par une mauvaise porte, s’amusant de notre petite mise en scène. Se calant dans son fauteuil, il s’inquiète d’abord du temps imparti – « mais qu’est-ce que je vais bien pouvoir vous raconter ? », avant de m’interroger sur mon parcours, mes origines, allant jusqu’à nous découvrir des origines alsaciennes communes. Presque sans m’en rendre compte, notre huis-clos avait déjà commencé – le cliquetis familier de notre photographe Patrice, navigant entre les étals, me rappelant d’activer le dictaphone ; heureux réflexe, tant notre invité trouvera des choses, justement, à nous raconter.

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Vincent Peillon 02Votre passion des livres vient-elle, entre autres, de votre grand-mère avocate et féministe, Thérèse Lion ?

Vincent Peillon : De mes deux grand-mères, en réalité. Du côté de ma mère, c’est évident. Finalement, depuis toujours, mon travail d’intellectuel est celui d’un interprète, d’un herméneute, et donc d’un lecteur. Or ceci est très lié au rapport au Livre que l’on trouve traditionnellement dans la culture juive. De plus, ma grand-mère m’avait transmis une sorte de vénération, une forme de religion séculière de l’étude – et en même temps, pour elle, de la science. Elle appartenait à une famille où l’on croyait à la République laïque, à la vertu de la Science, où l’on se laïcise au point d’en perdre tout rapport à la religion … Si ce n’est, justement, ce rapport à l’étude.

Et côté paternel ?

Vincent Peillon : Du côté de mon père, on retrouvait ce même respect de la connaissance. Il avait été en hypokhâgne à Louis le Grand, avec comme camarade d’études le futur écrivain Dominique Fernandez. Et il nous a élevés en nous disant son regret de ne pas être devenu historien, s’étant tourné très jeune vers la politique et le Parti Communiste. Son trajet a été court-circuité par la passion politique – c’est un sujet que je comprends bien ! Si une personne dans ma famille m’a transmis le sens non-scolaire de la littérature et de l’étude, c’est plutôt mon père. L’idée d’aller chercher des auteurs, hors des circuits attendus … Il avait un rapport plus personnel, plus charnel, plus esthétique. Je lui dois par exemple la lecture de Michel Foucault qui a beaucoup compté pour moi.

Les deux ascendances étaient donc complémentaires.

Vincent Peillon : Oui !  Ma mère avait, elle, un côté plus classique, plus scolaire : il fallait jouer du piano, avoir lu Flaubert et Stendhal à tel âge … Comme chercheuse, elle travaillait beaucoup, avec une grande rigueur et de l’obstination. Alors que mon père se laissait plus guider par le plaisir et empruntait des chemins de traverse. Je lui dois la lecture de Tzara, Segalen, Léautaud, Valéry … Je pense que cela lui venait du compagnon de vie de sa mère, qui fut une grande vedette du cinéma muet, Armand Tallier. Ami des surréalistes, c’était un homme très élégant, qui se promenait en robe de chambre en soie à seize heures, fume-cigarette aux lèvres, lisant des revues artistiques, bibliophile, très investi dans le mouvement du cinéma d’art et d’essai de l’époque. Mon père était sans doute très imprégné de cela, et cela explique peut-être ce rapport plus personnel aux livres.

Après un parcours guidé par les livres, et votre baccalauréat en poche à seize ans, vous éprouvez ensuite un besoin de fuite après une Vincent Peillon 12agression, vous engageant dans la compagnie des wagons-lits. Les livres ont fait, j’imagine, partie de cette escapade …

Vincent Peillon : C’est le moins qu’on puisse dire. En réalité, je ne voulais pas faire d’études : c’est pour cela que je n’ai pas fait de classes préparatoires. Par conviction, qui s’est avérée totalement fausse, que j’avais un talent littéraire. Et ce, depuis l’âge de treize ans, en écrivant mon premier roman, qui concernait un personnage de Boris Vian que j’adorais, le Major, Jacques Loustalot ! J’étais naturellement persuadé que les éditions Gallimard me publieraient illico, et que ma vie était toute tracée. Car je lisais tout le temps, passant une grande partie de ma jeune vie en position horizontale, allongé sur mon lit, lisant un ou deux livres par jour ! Je ne faisais que cela, j’étais un obsessionnel de la lecture. Scolairement, j’étais nul en langues, nul en maths – mais je lisais énormément. J’ai donc cru que j’étais écrivain ! Je me suis ainsi rendu aux éditions Gallimard lorsque j’avais dix sept ans, avec un joli sac de ménagère que je m’étais acheté au BHV et dans lequel j’avais mis un manuscrit, Clarisse, portrait rêvé d’une vieille femme que je croisais au jardin du Luxembourg et qui semblait avoir sombré dans la folie … J’ai été reçu très gentiment par le directeur de leur collection d’avant-garde, « Le chemin », George Lambrichs … qui m’a dit que j’avais encore un peu de travail à faire. Je me suis donc inscrit à la faculté de philosophie. Après l’agression dont vous avez parlé, à l’âge de vingt ans, alors que j’étudie la philo, je m’engage à la Compagnie des wagons-lits, avec en tête l’idée que je ne reviendrai pas aux études ! Je voulais écrire. J’ai d’ailleurs écrit un polar, « La petite sirène de Copenhague », première version du roman que j’ai publié trente cinq ans plus tard sous le titre d’« Aurora ». A l’époque j’étais un grand lecteur d’Albert Simonin et Auguste Le Breton. J’étais convaincu que mon succès allait être immédiat et que je m’achèterais une grande bastide dans le sud de la France où je pourrais passer ma vie à lire et à écrire. Ça ne s’est pas passé tout à fait comme ça ! (Rires)

Les livres étaient donc plus que des compagnons, ils étaient votre vie.

Vincent Peillon : Passé, présente et future, oui ! Même au ministère de l’Éducation nationale, bien plus tard … Dans le bel hôtel particulier du Ministre, rue de Bellechasse, il y a une salle à manger, où les ministres organisent habituellement de grands diners, avec des journalistes et des personnalités de la vie politique, économique, intellectuelle. Moi, je n’ai jamais fait ça ! A la place, j’ai aménagé un deuxième bureau pour lire et écrire. C’était formidable, il y avait un jardin ! J’y volais ainsi une heure ou deux à mon agenda, j’y trouvais mon bien-être. C’est toujours le cas aujourd’hui : je lis tous les jours, souvent très tôt le matin.

Je considère qu’il y a une continuité de la salle de classe à l’Assemblée nationale, d’un rêve de création ou d’une soif de connaissances à l’engagement politique. Comment dissocier politique et création ?

Et écrire ?

Vincent Peillon 11Vincent Peillon :  Je lis plume à la main. Chez Bergson, on trouve une forme de philosophie de la respiration. Quand vous n’êtes pas bien, que vous êtes oppressé, vous vous dites : « j’étouffe ! ». Vous avez le souffle coupé.  A l’inverse, quand vous vous sentez mieux, vous respirez facilement.  Pour moi, la philosophie de Bergson est une philosophie, une cosmologie, une psychologie, de la respiration, de l’inspiration et de l’expiration. Il s’agit d’une vraie sagesse, à propos de laquelle je voulais écrire lorsque j’étais au Parlement européen …

Un livre qui se serait appelé « Vivre davantage ».  C’est une expression de Bergson. Je dirais donc que l’écriture, et peut-être même la lecture, c’est cela. Avec une forme de névrose et même d’angoisse qui vous tenaille, qui vous pousse et que l’on tente de surmonter.

Ma mère m’a raconté qu’enfant je remplissais des cahiers avec de petites barres, avant même de savoir écrire. J’étais très agité, et c’était la seule activité qui m’apaisait. Des heures durant. Finalement, je n’ai pas trop changé ! Aujourd’hui, je me lève très tôt, et la lecture et l’écriture sont toujours ma façon de me calmer … Enfin, de me calmer…

"Je n'aime pas la littérature hygiénique"

Qui vous fait respirer.

Vincent Peillon : Voilà ! Je me laisse emporter. Je me concentre. Je m’abstraie. Mais sans être une thérapie pour autant. Je pense à la phrase de l’écrivain Maurice Sachs : « je n’aime pas la littérature hygiénique » … Je suis assez d’accord ! Il faut savoir se quitter. Bien que mes cahiers remplis de barres soient très bizarres, j’en conviens. Cela étant, on a toujours deux manières d’interpréter les choses. La première est de renvoyer à la psychologie, qu’il ne faut pas nier, et la seconde est une certaine forme de transcendance, c’est-à-dire qu’il se passe quelque chose quand on lit, qui nous emmène au-delà de nous-même. Je pense qu’il faut garder un équilibre entre les deux et que c’est même ce lien du visible et de l’invisible, de l’intérieur et de l’extérieur, de l’immanence et de la transcendance qui fait sens, et qu’il faut établir et préserver.

A vous écouter, j’imagine que vous considérez l’écriture et la lecture comme faisait partie d’un même continuum …  Vincent Peillon 01

Vincent Peillon : Et la politique ! C’est ce que les gens ne comprennent pas et qui, sans doute, a pu faire ma singularité à un moment donné. Je considère qu’il y a une continuité de la salle de classe à l’Assemblée nationale, d’un rêve de création ou d’une soif de connaissances à l’engagement politique. Prenons les auteurs qui m’ont fasciné dans ma jeunesse : comment dissocier le politique de la création chez Sartre ou Camus ? Comment dénier à Camus ce continuum entre philosophie, littérature et politique, dans le personnage de l’extraordinaire juge-pénitent de « La chute », mais déjà dans « l’Etranger » et dans sa propre vie ?