Et si la BD était devenue un outil puissant d’hégémonie culturelle ? En tout état de cause, plus que jamais, le 9e art est devenu le véhicule idéal, une synthèse entre le texte et l’image, pour faire passer des idées et rendre toujours plus intelligible le monde complexe.
« BDisation » des idées, c’est ainsi que le chercheur Raphaël Llorca a intitulé l’une de ses dernières chroniques dans le quotidien L’Opinion en mettant en avant la façon dont les BD étaient devenues des outils pour vulgariser des concepts et des idées complexes. Avec 514 000 exemplaires écoulés le “Monde sans fin” de Jancovici et Blain en est l’une des illustrations.
Le but de ces auteurs comme ce fut celui de Thomas Piketty lorsqu’il publia son « Capital au XXIe siècle en BD » ou de Harari avec son adaptation de « Sapiens » en BD, est de donner accès à un savoir, de faire passer des idées grâce à l’alliance du texte et de l’image dans une forme de synthèse ultime des outils de notre monde. Dans sa chronique Llorca notait notamment : « Chaque terrien consomme en moyenne 22 000 kWh par an. C’est comme si chaque terrien avait 200 esclaves qui bossaient pour lui en permanence, précise une bulle ». Efficace. Imparable.
Ces dernières années, les bandes dessinées sont devenues un support de plus en plus populaire pour partager des messages politiques. Qu’elles soient utilisées pour explorer les complexités du monde d’aujourd’hui, exprimer une opinion personnelle ou simplement donner une vision humoristique de l’actualité. Des caricatures politiques du XIXe siècle aux romans graphiques modernes, la BD a toujours été une forme de protestation et un moyen de défendre ce qui est juste. Au 21ème siècle, portées par leur succès, les bandes dessinées jouent un rôle particulièrement important dans le discours politique. Elles sont devenues un outil puissant utilisé pour communiquer des idées et remettre en question le statu quo.
Une histoire politique de la BD
Des livres comme “le choix du chômage”, par exemple, utilisent l’art, la narration et le symbolisme pour explorer des thèmes complexes comme l’économie et la façon dont les choix politiques sont faits. Alors, évidemment, cela n’est pas complètement nouveaux, puisque depuis Caran d’Ache, le dessin est un outil de résistance. Caran d’Ache, Jean Duvet et Honoré Daumier ont utilisé la satire pour commenter l’actualité et critiquer le gouvernement. Dans les années 1960 et 1970, la bande dessinée française a commencé à explorer des sujets plus sérieux tels que le racisme, le sexisme et la pauvreté. Les bandes dessinées de Jacques Tardi, Jean-Claude Mezières et Philippe Druillet en sont notamment l’illustration. Aujourd’hui, la bande dessinée française est encore utilisée pour explorer des sujets politiques. Des romans graphiques tels que “La Quête de l’oiseau du temps” de François Schuiten et Benoît Peeters, et “Les Cités Obscures“, ont été salués pour leur exploration des questions sociales. A l’international, le symbole par excellence d’une BD qui explore l’histoire et la politique est évidemment “Maus” d’Art Spiegelman, qui explore l’Holocauste et son héritage ; “Persépolis” de Marjane Satrapi, qui détaille les soubresauts et les errements de la révolution islamique iranienne de 1979 ; “The Green Lantern” de Grant Morrison et Liam Sharp explore, elle, les questions de racisme et de justice.
Récemment, la BD de Baru “Bella Ciao”, Grand Prix d’Angoulême en 2010, a su narrer avec une acuité certaine la question de l’immigration italienne en France, mais plus largement, la question migratoire en général. Autre moyen : utiliser une période historique comme trame narrative pour la faire résonner avec aujourd’hui. C’est ce qu’a fait Tardi, évidemment, avec sa série sur la Commune de Paris, ou ce que font actuellement Grouazel et Locard avec “Révolution” qui plonge le lecteur en 1789 et raconte la Révolution française. Se positionner dans le passé pour faire réfléchir au présent est l’une des caractéristiques majeures de cette magistrale trilogie (dont le deuxième tome vient de paraître). En lisant “Révolution“, le lecteur reprend conscience du sens des mots, de l’importance de l’engagement, et de ce que veut dire le mot “idéal”.
Autre utilisation : créer des mondes pour parler d’aujourd’hui : “Les 5 terres”, pensée complètement comme une série sont de ceux-là, narrant l’histoire d’un jeune Roi que personne n’attendait Médérion qui ambitionne de rénover les mœurs politiques. Les questions sont actuelles : comment rénover des mœurs politiques barbares sans mettre à bas tout le système ? Où passe la limite entre compromis et compromission ? Jusqu’où se couler dans le cynisme du pouvoir ? Bref, la BD qu’elle soit directement sociale ou imagée est devenue l’art majeur de son temps.
La BD se nourrit de tous les arts, les mélange et les réunit à moindres frais
Façonnant les imaginaires, les BD sont également utilisées dans les campagnes électorales. Ainsi, lors de la campagne présidentielle de 2008 de Barack Obama, une série de bandes dessinées Web a été imaginée pour expliquer des problèmes politiques complexes de manière accessible ou pour encourager les jeunes à aller voter. La campagne #VoterReady, lancée en 2018, comportait une bande dessinée originale conçue pour motiver les jeunes à s’inscrire pour voter. Le dessin comme outil de dédramatisation, comme outil d’une discussion. La BD, au fond, est selon l’expression de Catherine Meurisse (entrée à l’Académie récemment, nous vous en parlions ici) un “pont des arts”, c’est-à-dire qu’elle se nourrit de tous les arts, les mélange et les réunit à moindres frais. Cela lui donne des pouvoirs spectaculaires. “On a longtemps vu dans la bande dessinée un hybride au mauvais sens du terme, et non pas une synthèse heureuse et harmonieuse. Il y avait cette idée qu’au fond la BD était, dans les beaux-arts un petit bâtard des arts et du dessin et, dans la littérature, “ni Balzac ni Proust”, confie ainsi Benoît Peeters, animateur du séminaire « Poétique de la bande dessinée » au Collège de France. Une poétique politique. Voilà un beau programme.