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Mattéo, mon ami, mon frère

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Le sixième et dernier tome de la fresque éblouissante de Jean-Pierre Gibrat clôt la destinée d’un homme dont le chemin personnel est sans cesse rattrapé par la grande Histoire, de la guerre de 14 à la Seconde Guerre mondiale, en passant par la révolution russe, le Front Populaire et la guerre d’Espagne. Mattéo est un personnage inoubliable, un compagnon auquel on se résout difficilement à dire au revoir.

Je dois vous faire une confidence. Cet été, pendant mes vacances en Occitanie, j’ai convaincu femme et enfants de faire un détour par Collioure. Ne croyez pas que j’ai cédé aux sirènes de la côte Vermeille pour assouvir une soudaine envie de me frotter au flot de touristes qui envahissent les ruelles de la capitale de l’anchois. Ma motivation était purement égoïste. Ce que je voulais, c’était marcher sur les pas de Mattéo, le héros de la sublime épopée imaginée par Jean-Pierre Gibrat, et découvrir de visu les décors de ses aventures. Car c’est à Collioure que tout commence pour ce fils d’anarchiste espagnol exilé sur la côte catalane française, étranger tout juste toléré par les villageois, rebelle par filiation davantage que par vocation, amoureux transi de la belle Juliette, pour les yeux de laquelle il ira se jeter dans l’enfer des tranchées en 14 pour en revenir amoché, aigri, et finalement déserteur.

Capture D’écran 2022 11 10 à 20.43.15J’ai rencontré Mattéo il y a douze ans alors qu’il partait faire la révolution à Petrograd, l’actuelle Saint-Pétersbourg en Russie, dans le tome 2. « Là-bas, la pauvreté, la guerre étaient à bonne température, en fusion pour fabriquer du neuf, ça risquait de foutre le feu à la planète, ou nous péter à la gueule ! Qu’est-ce qu’on avait à perdre ? ». Pas mal d’illusions en définitive. Le cœur rempli d’idéaux, il se mêle avec entrain à ce qu’il croit être un mouvement fraternel et découvre le chaos causé par les rivalités entre rouges et noirs, bolchéviks, socialistes-révolutionnaires et anars.  « Au moment de risquer sa peau, on se demande si c’est une bonne idée d’avoir des idées… On se dit finalement, la révolution, c’est la guerre avec des prétentions d’idées… Pas plus ». Il ressort de l’aventure écœuré et perdu. Rattrapé par son statut de déserteur, Mattéo est finalement envoyé au bagne pour vingt ans. De cet enfermement, Gibrat ne nous dit rien et nous impose un silence douloureux durant lequel j’ai craint de perdre un compagnon que j’étais prêt à suivre au bout du monde…

Tous les chemins mènent à Collioure

Mais puisque tous les chemins mènent à Collioure, Mattéo nous est revenu aux pieds de l’église Notre-Dame des Anges, bercé par l’insouciance des premiers congés payés. 1936, le Front Populaire : « Tout semblait possible, même le meilleur… Il s’agissait d’améliorer l’ordinaire, un nouveau menu, avec occupation des cuisines, Blum au fourneau… on remettait tout à plat, la France pique-niquait… ».

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Dessin issu de “Mattéo, quatrième époque (août-septembre 1936)”.

Ce tome 3 sonne comme une trêve dans les tumultes de l’Histoire que traverse Mattéo. Il est moins question d’escalader les barricades que de marcher les pieds dans l’eau, au gré des après-midi ensoleillés. L’émotion y est plus prégnante aussi. Mattéo y promène sa nonchalance, retrouve Juliette, se découvre père d’un fils dont il ignorait l’existence et qui se révèle être à ses yeux « un petit con » puisque de droite. Les amitiés se renforcent et la politique demeure le lien qui les noue, avec la tendresse bien sûr. Celle d’Amélie, infirmière rencontrée sur le front en 1915, à la douceur et au bon sens contagieux. Celle de Paulin, fidèle parmi les fidèles, de Robert, copain d’enfance avec qui Mattéo fini par partir défendre la République espagnole en danger depuis la tentative de coup d’état fasciste. La fuite, une nouvelle fois, puisque notre ami n’est jamais aussi bon que dans l’art de s’attirer les emmerdes…

Dans le diptyque que forment les quatrième (août-septembre 1936) et cinquième époque (septembre 1936-janvier 1939), Gibrat nous plonge au cœur de la guerre civile : à Barcelone d’abord, où règne « un bordel pétillant avec toute ses tendances, des plus radicales aux plus modérées, fraiches et joyeuses, et encore fraternelles… ». Puis à la conquête d’Alcetria, où Mattéo renoue avec son passé. Il y est de nouveau question d’engagement, et de doutes : « L’engagement ? Un courant chaud pour promener le bazar de notre petite existence, avec toutes nos désillusions de fond de cale ». La dramaturgie y atteint son paroxysme. Mattéo y est malmené par les combats, ébranlé par son histoire familiale, submergé par les sentiments. On en viendrait presque à lui proposer notre épaule en réconfort…

Les liens du sang, voilà ce qui, finalement, fait courir Mattéo !

Capture D’écran 2022 11 10 à 20.19.36Et voilà que sort ce mois-ci le sixième et dernier tome de la saga, qui place l’action entre septembre 1939 et juin 1940. Retour à Collioure, évidemment, après la débâcle des républicains espagnols. La Seconde Guerre mondiale éclate et entraine dans ses ravages notre perdant magnifique. Mue par son devoir paternel, celui-ci se met en tête d’aller chercher son rejeton, engagé volontaire mais fait prisonnier dans le Nord lors de l’offensive allemande. Les liens du sang, voilà donc ce qui, finalement, fait courir Mattéo !

Pour le père et son fils, c’est le temps d’une traversée épique et mouvementée, qui les mènera de Sedan aux plages de Dunkerque et aux côtes anglaises, sous les bombardements et dans la plus totale confusion.

Notre compagnon continue son chemin sans savoir où il le mène. Ce n’est pas la première fois.  Mais sans doute la dernière… Et je ne parviens pas à m’y résoudre.

Mattéo, que diable vas-tu faire vers les falaises blanches de Douvres alors que t’attendent les couleurs chaudes de Collioure ?

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