Jonathan Coe est l'un des grands écrivains contemporains. Son dernier livre "Le royaume désuni" (nous vous en parlions ici) est un régal qui explore à travers l'histoire d'une famille l'histoire de l'Angleterre depuis 1945. Nous l'avons rencontré. Au menu : rôle de la fiction, processus de création, Brexit, Salman Rushdie ou encore ce qu'écouter le monde veut dire.
Photos : Patrice NORMAND
Dans ce livre, vous piochez dans le passé pour comprendre le présent tandis que dans votre précédent roman, vous étiez profondément ancré dans le présent. Pourquoi avez-vous fait ce choix ?
Jonathan Coe : Simplement parce que j'ai senti qu'on ne peut pas vraiment comprendre le présent sans regarder le passé, ou du moins le passé récent. Par ailleurs, je me suis aperçu que le langage politique, en Grande-Bretagne, était fortement imprégné de références au 20e siècle et notamment à la Seconde guerre mondiale. Un article d’aujourd’hui que j’ai lu dans The Guardian faisait des références au Blitz. C’est nouveau, car dans les années 70/80 les politiciens n’en parlaient pas vraiment. De plus, il existe aussi en Grande-Bretagne une industrie nostalgique florissante avec des souvenirs de la Seconde Guerre mondiale.
Vous savez, ces tasses et ces chiffons avec le slogan « Keep calm and continue » et ce genre de choses. Cela m’a donné envie d’écrire une histoire qui montrait, entre autres choses, comment les souvenirs de la Seconde Guerre mondiale influencent encore la façon dont nous nous percevons en tant que nation.
Un changement est en train de s’opérer, semblez-vous dire…
Jonathan Coe : Oui, et je pense que c'est vraiment un produit de ma génération. Les baby-boomers, comme nous les appelons, sont nés entre le milieu des années 50 et le milieu des années 60. Et nous avons grandi en lisant des histoires sur la guerre, des bandes dessinées sur la guerre, en regardant des films sur la guerre. Et cela nous a donné une sorte de mythologie qui est devenue très puissante. Alors que la génération de ma mère, qui a réellement vécu la guerre, ne nous en a jamais parlé parce qu'elle ne se souvenait uniquement de la souffrance.
Dans ce livre, il y a une kyrielle de personnages. Comment les créez-vous ? Milan Kundera a dit un jour que les personnages étaient les égos expérimentaux de l’auteur. Êtes-vous d'accord avec cela ?
Jonathan Coe : C'est un processus très difficile à aborder, donc je suis très heureux d'entendre cette phrase de Milan Kundera que je ne connaissais pas. Je vais l'emprunter et dire que oui, les personnages sont les ego expérimentaux de l'écrivain. C’est une très bonne façon de le dire. Ensuite, tous mes personnages ne sont pas comme ça. Dans ce roman, mes deux ego expérimentaux s’incarnent dans Martin et Peter, les deux fils. Alors qu'un personnage comme Mary est tiré de la vraie vie, c’est un portrait véridique de ma mère. En revanche un personnage comme Jeffrey est complètement inventé car il ne ressemble en rien à mon père. Le processus créatif est compliqué à décrire. Les personnages sont à la fois nos égos expérimentaux et issus d’une forme d’assemblage de toutes nos inspirations.
Pour ceux qui sont totalement fictifs, avez-vous observé des gens dans la rue, dans les bars et restaurant ou vos amis pour ensuite faire de tout cela un personnage de fiction ?
Jonathan Coe : Oui, bien sûr. Mais ce n'est pas un processus conscient. Il m’arrive régulièrement d’être assis dans un café, de regarder la personne assise à côté et de me dire qu’elle ferait un bon personnage de roman. Je suis quelqu'un qui entend le monde plus qu'il ne le regarde. Je m’aperçois avec le temps que j'ai un sens visuel assez faible. Je ne vais pas souvent dans les galeries d'art. Je n’ai pas une résonance émotionnelle très forte à la peinture, en revanche mon lien à la musique est très puissant. Je vais dans beaucoup de concerts.
Aussi, au lieu de regarder j’écoute et lorsque je suis assis dans un bus entouré de gens, je ne regarde pas à quoi ils ressemblent mais j'entends leur conversation. Impossible de m’en empêcher. J’absorbe ces choses, instinctivement et inconsciemment, et puis mon imagination recycle le tout.
Dans ce livre, vous choisissez de raconter l'histoire avec sept dates majeures de l'histoire de la Grande-Bretagne. Chaque date correspond à une évolution de l’un des personnages. Comment la Grande Histoire influence-t-elle notre propre trajectoire d’individu ?
Jonathan Coe : Je considère que la petite histoire est en fait la grande histoire en ce qui me concerne. Au fond, les grands événements et les grandes figures nationales comme la Reine, le prince Charles, ou Boris Johnson ne m’intéressent pas tellement. Ce qui m'intéresse, c'est la réaction qu'ils suscitent chez les citoyens ordinaires. Mon roman est l’anti « The Crown », en somme. Il ne raconte pas l’intérieur des événements au sein de la couronne, il se place à l’extérieur de cela. Il raconte ce que les gens ordinaires faisaient et pensaient le jour où Charles et Diana se sont mariés ou le jour où Diana est morte. Ce que vous appelez la petite histoire est toujours, en ce qui me concerne, le cœur du propos fictionnel. Les grands événements nationaux ne sont que des éléments de décors qui créent notre mythologie nationale en modifiant, d'une certaine manière notre perception de nous-mêmes.
L’une des dates est la finale de la coupe du monde 1966 remportée par l’Angleterre… Pourquoi ?
Jonathan Coe : Contrairement à nombre de mes compatriotes, je ne soutiens aucune équipe de football britannique, mais je regarde toujours la Coupe du monde. Sauf cette année, car son attribution au Qatar est une honte. Regarder le Mondial est une expérience très douloureuse pour un Anglais parce qu'on essaie toujours de recréer le triomphe de 1966. Tout le pays est comme un couple qui cherche désespérément à avoir un orgasme à nouveau, mais qui a oublié comment faire. A chaque fois, nous la regardons avec ce sentiment désespéré que cela se reproduira peut-être. Que l’Angleterre sera à nouveau triomphante. Que cela nous donnera une fierté. Je me souviens de la finale de 66. Mes parents étaient très excités. Il y avait quelque chose qui rejouait la victoire de 1945. Nos attitudes d’individus par rapport à ces événements nous modifient.
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