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“Un si charmant petit monstre”

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Et si nous lisions ou relisions Françoise Sagan ? C’est la suggestion de Frédéric Potier. Elle incarne un féminisme virevoltant, ironique et enjoué et un amour de la vie communicatif !

Nous sommes en 1954. La France se reconstruit lentement dans les tumultes de la guerre froide. René Coty fait office de président de la République tandis que le corps expéditionnaire français s’est retranché dans la cuvette de Dien Bien Phu pensant y livrer une bataille décisive pour le maintien des colonies françaises en Indochine. En mars 1954, la France pré-soixante-huitarde engoncée dans un conservatisme moral et politique, découvre avec stupeur le livre d’une jeune femme de 18 ans écrit en six semaines et qu’elle signe d’un pseudonyme emprunté à Proust pour éviter à sa famille l’éclat du scandale qu’elle ne manque pas de provoquer. Françoise Sagan signe son premier roman, “Bonjour tristesse”, dont le titre est emprunté à un poème d’Eluard, une petite bombe littéraire pleine d’une émotion fragile qui va autant choquer la bourgeoisie installée que passionner les critiques. Pour la première fois dans la littérature française, une jeune femme évoque sans détour avec mélancolie, désinvolture et finesse le désir, en particulier féminin. Cela donne : “Je comprenais que j’étais plus douée pour embrasser les garçons au soleil que pour faire une licence (de lettres)”. 

71zDwLO1I7LTout commence avec l’arrivée d’une femme, séduisante et brillante mais un brin autoritaire qui débarque dans la vie délurée d’un père veuf, magnifique et volage, qui entretient avec sa fille émancipée et machiavélique, une complicité faite de plaisirs. Écartant avec subtilité les maîtresses du père, cette femme étend son emprise jusqu’à aspirer à régenter la vie de famille de ce couple père-fille fantasque. Sans dévoiler les ressorts du roman, il y est question de désirs, de jalousie, de mépris social et de conspiration amoureuse s’achevant en tragédie…

François Mauriac, du haut de son Prix Nobel de littérature, dénoncera dans Le Figaro le dévergondage de “ce charmant petit monstre de 18 ans” alimentant la polémique et contribuant involontairement au succès immédiat de l’ouvrage. A une époque où ni la pilule ni l’avortement ne sont autorisées, le texte de Françoise Sagan sonne comme un appel à rébellion, comme une envie de vivre et de jouir loin de la bienséance pesante des années 1950. Un vent de légèreté et de liberté s’apprête à souffler sur le pays. “Bonjour tristesse” annonce les sixties, les années yéyé, les trente glorieuses, une époque pleine de frivolité… Après “Bonjour tristesse”, le succès de Françoise Sagan ne s’est pas démenti et l’écrivaine rédigea une trentaine de romans dont les droits d’auteur ne furent cependant pas suffisants pour alimenter son train de vie dispendieux.

Mais, hélas, trois hélas, on cite davantage l’auteure pour camper une époque plus qu’on ne la lit. Françoise Sagan traine avec elle une solide réputation d’insouciance, de légèreté, de désinvolture qui ne colle plus vraiment avec notre époque d’inquisition morale permanente. Sagan aimait les clopes et l’alcool, les fêtes jusqu’au petit matin au Casino, les voitures qui vrombissent sur la côte d’Azur, les nuits d’amour, le théâtre et les comédiens… pas les leçons de morale ni les injonctions sur la bonne manière de réussir (ou rater) sa vie aux yeux des honnêtes gens (qui sont généralement, il faut bien le reconnaître, tristes à mourir).

Un féminisme chic et virevoltant, ironique et enjoué, combattif et amoureux

Mais qui lit encore Sagan aujourd’hui ? Qui, à part peut-être une poignée de braves résistants comme Frédéric Beigbeder ou le 6a8cd4206444c79956fcec7c0f9a0fe4camarade Jérémie Peltier qui plaça au cœur de son essai en forme d’interrogation “la fête est finie ?” une pensée inspirée par cette grande dame ? On aurait pourtant grand tort à cantonner Françoise Sagan à un rôle d’icône. Cela serait faire injure à son œuvre et à sa plume car son écriture est belle, vive, et façonnée par cette beauté si caractéristique du classicisme français. Comment ne pas être séduit par l’utilisation à bon escient de l’imparfait du subjonctif (“il était très possible qu’Anne l’aimât, que n’importe qui l’aimât “), un vouvoiement qui n’empêche ni la complicité ni la tendresse ni la cruauté ou encore le bannissement de toute grossièreté ?

Oui, on peut donc être féministe, révolutionnaire et écrivaine sans martyriser Molière ni importer des dialogues de comptoir.

Pour le prouver je relève ce paragraphe particulièrement vachard (page 130 de mon édition de poche) exécutant les mâles grisonnants frappés par un retour de testostérone : “Il arrive un âge où ils ne sont plus séduisants, ni en forme, comme on dit. Ils ne peuvent plus boire et ils pensent encore aux femmes ; seulement ils sont obligés de les payer, d’accepter des quantités de petites compromissions pour échapper à leur solitude. Ils sont bernés, malheureux. C’est ce moment qu’ils choisissent pour devenir sentimentaux et exigeants… J’en ai vu beaucoup devenir ainsi des sortes d’épaves“. Voilà, tout est dit.

Avec “Bonjour tristesse“, le féminisme a donc été chic et virevoltant, ironique et enjoué, combattif et amoureux… pour cette raison ce grand classique de la littérature mériterait d’être relu et reconsidéré à sa juste valeur, celle d’un petit chef d’œuvre.

Tous les “back to classics” de Frédéric Potier sont là.

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