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“Le diable en France”

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“24 colonnes à la Une”, un récit en sept épisodes autour du Procès de Klaus Barbie qui s’est tenu à Lyon il y a 35 ans. Dans la peau d’un chroniqueur judiciaire, Stéphane Nivet nous raconte ce procès historique en tant que moment fondateur de la compréhension de la notion de crime contre l’Humanité et révélateur d’enjeux mémoriels considérables aujourd’hui.

 

Dimanche 3 mai 1987 – Paris, 7 rue Payenne – 20h03

Le présentateur du journal télévisé vient d’annoncer la mort de Dalida. Sur l’écran, défilent les images de la rue d’Orchamps et de la maison montmartroise de l’artiste. La légende veut que cet endroit ait été occupé par Louis-Ferdinand Céline entre 1929 et 1941, avant son installation rue Girardon, conférant à l’esprit des lieux un parfum particulier, mêlant une note de tête géniale, celle du Voyage au bout de la Nuit, et une note de fond empuantie, celle du remugle des pamphlets antisémites. Alors que je suis perdu dans ces considérations nébuleuses rythmées par la discographie de la chanteuse disparue, la sonnerie du téléphone vient interrompre ma divagation. Gérard Mercier, mon rédacteur en chef, est au bout du fil. Il est visiblement angoissé et la chose n’est pas habituelle chez lui. Voilà dix ans qu’il remplit son office à la tête du Quotidien libéré sans jamais se laisser envahir par l’inquiétude. Mon attention est donc complète. Il m’explique d’emblée sa tristesse et son embarras. Notre collègue et ami Antoine Chabert, chroniqueur judiciaire émérite qui, de toute éternité, tient sa rubrique comme on tient une bonne maison, s’est éteint brutalement dans des conditions interlopes.

Il avait commencé au journal en couvrant en 1947 le procès de René Hardy, alias Didot, soupçonné d’avoir trahi la Résistance et Jean Moulin. Il devait suivre pour le journal le procès de Klaus Barbie qui va s’ouvrir à Lyon dans une semaine. Ce moment devait lui permettre terminer sa carrière en apothéose, sur « l’affaire du siècle ». Pour la première fois des jurés populaires vont « au nom du peuple Français » juger un homme accusé du crime des crimes, le crime contre l’Humanité. Antoine était l’homme de la situation pour une telle besogne mais il n’est plus là. Mon rédacteur en chef me fait comprendre rapidement que son appel n’est pas qu’un appel aux morts en mémoire de notre collègue disparu. Il s’agit de le remplacer, au pied levé. Il me propose sans précaution de partir pour Lyon, séance tenante, et d’être accrédité par le journal pour raconter, quotidiennement, ce procès historique. N’écoutant que ma sagesse qui, sur le moment ne me disait rien, je lui réponds favorablement et sans réfléchir. Le son de la télévision brutalement me vertige par un sentiment de décalage immense : la France pleure Dalida, ses chansons populaires, sa légèreté et son charme immarcescible tandis que moi, François Rachet, journaliste inexpérimenté qui n’a jamais écrit sur autre chose que des faits divers de seconde zone, je m’apprête à plonger dans les tréfonds de l’âme humaine et à entendre des heures durant le chant du malheur des victimes du « Boucher de Lyon ».

Vendredi 8 mai 1987 – Lyon, rue Saint Jean – 12h25

C’est la première fois que je viens à Lyon. Je ne connais pas cette ville dont l’évocation renvoie à un souvenir unique : celui des images des quais de Saône qui jalonnent L’Horloger de Saint-Paul de Bertrand Tavernier. On y aperçoit d’ailleurs, à la fin du film, lors du procès de Bernard, les 24 colonnes du Palais de Justice qui va servir d’écrin au procès Barbie. La ville grouille de journalistes, près de 800 d’après Le Progrès, le quotidien local. La présence imposante de cette population nouvelle dans cette Capture D’écran 2022 07 01 À 10.40.40contrée assoupie par le modérantisme peut même engendrer des maladresses. La sénateur-maire de Lyon, Francisque Collomb, sans doute inspiré par la visite apostolique de Jean-Paul II à l’automne dernier dans la Capitale des Gaules, a fait réaliser des mallettes touristiques promotionnelles à destination de la presse. Son attachée de presse les distribue, à l’envi, au Palais Saint-Jean, ancien palais archiépiscopal municipalisé, situé à proximité de la Cour d’Assises et transformé pour l’occasion en salle de presse. On trouve dans cette valisette de foire de la documentation pratique, des montres à l’effigie de « Lyon, carrefour international » ou encore des guides gastronomiques de « Lyon gourmand ». Dans les couloirs des hôtels colonisés par les journalistes, au Sofitel ou à la Cour des Loges, on ironise sur cette initiative pour le moins décalée au regard du sujet qui les occupera lundi et on blague volontiers sur ce maire qui ne perd pas le sens des affaires.

En ce week-end prolongé par le 8 mai, les rues semblent avoir été désertées par les lyonnais. Il reste que le Vieux Lyon est une place forte internationale : des américains, des suédois, des japonais, des israéliens devisent dans les halls d’hôtels et sur les terrasses des cafés. On annonce l’arrivée de la télévision soviétique pour demain. Le bouchon où je me trouve attablé est une véritable auberge espagnole, dans tous les sens du terme. Des journalistes venus de Bolivie sont là pour suivre l’audition par la Cour d’Assises du Rhône de Gustavo Sanchez, l’ancien ministre de l’intérieur de leur pays qui a monté avec les Klarsfeld et Régis Debray l’opération d’extradition de Barbie vers la France en février 1983. La promiscuité, dans ces établissements, autorise les échanges inopinés. Je décide de mettre à l’épreuve mes restes d’anglais en discutant avec un confrère australien basé à Londres, John Stevens. Il est correspondant du journal The Age of Melbourne et enchaîne les interviews à un rythme démentiel. Il ne peut rester que quatre jours, le temps de participer à l’ouverture du procès et de voir la bête : Barbie. Ce qui l’intéresse, me confie-t-il, c’est de raconter ce surgissement d’une autre époque, de ce bourreau qui arrive dans l’actualité comme mars en carême. Ce qu’il veut évoquer, c’est le retour intempestif du « diable en France ».

Samedi 9 mai, Lyon, Cours Lafayette, 15h45

Un vieil ami parisien nouvellement nommé à la préfecture du Rhône m’a fait savoir lors de mon arrivée qu’une manifestation d’un genre particulier était prévue à Lyon en ce samedi de printemps. Après avoir identifié le parcours, je décide de m’y rendre, pour voir. Sur le pont Lafayette enjambant le Rhône, je vois arriver de la place des Cordeliers un cortège de 300 personnes d’un autre âge. Officiellement, il s’agit de fêter Jeanne d’Arc. Mais ce qui les réunit aussi en cette avant-veille de procès, c’est leur complaisance avec Barbie et leur filiation avec Pétain et avec les collabos qui furent les auxiliaires de la Gestapo. Des catholiques traditionalistes venus en famille, encadrés par des soutanes anachroniques et des fleurs de lys surannées, précèdent des banderoles du Front National et des invocations de la pucelle d’Orléans. Le ban est fermé par des néo-fascistes du Comité Lyonnais d’Action Nationaliste, vêtus de chemises noires siglées de croix celtiques gigantesques. Voilà qui, si j’y croyais, me donnerait une certaine idée de l’enfer. Je discute avec ceux qui, a priori, n’éructent pas à la simple évocation de ma carte de presse. Les plus modérés, en apparence au moins, soutiennent une idée finalement assez répandue dans l’opinion et selon laquelle il serait vain de juger Barbie aussi longtemps après les faits. Ce serait pour d’autres un coup politique de Mitterrand.

D’aucuns, moins précautionneux, invoquent le fait que Barbie était un soldat ayant obéi loyalement aux ordres, ce qui le rendrait inaccessible à la justice des hommes. Enfin, les plus idéologues, devant les caméras de FR3, se lâchent complètement : réhabilitation de Vichy, antimaçonnisme, antisémitisme, contestation de l’existence des crimes commis par les nazis. L’un d’entre eux, sarcastique, exprime un large sourire silencieux et presque jouissif quand mon confrère de la télévision lui rappelle l’extermination des juifs et les chambres à gaz. Ces gouapes ne sont en réalité que les petits télégraphistes de Robert Faurisson, « universitaire » lyonnais qui s’est rendu célèbre par une tribune immonde publiée dans Le Monde fin 1978 et qui niait ouvertement l’existence des chambres à gaz, dans la prolongation de Darquier de Pellepoix trois ans auparavant. Depuis la fin du mois d’avril, Faurisson s’agite à Lyon et veut profiter de l’effet médiatique du procès Barbie pour vendre sa camelote antisémite. Un tract anonyme abject, fin avril, a été envoyé à des avocats lyonnais et Faurisson, père putatif de la chose, a eu droit le 30 avril à un passage à la télévision de sept trop longues minutes au cours desquelles il a ergoté sur la « prétendue extermination des Juifs » et sur les « prétendues chambres à gaz ». Il revendique d’être cité comme témoin au procès Barbie pour, selon lui, « faire avancer la liberté de la recherche historique ». Il réclame un débat avec Serge Klarsfeld, avec Élie Wiesel, avec Marek Halter.

J’achève de cheminer dans cette cloaca maxima avec un sentiment d’inquiétude, celui de voir confisquer le procès Barbie par cette engeance activiste. A mon retour sur la presqu’île, je croise le préfet délégué à la police, Georges Bastelica, reconnaissable à ses verres fumés et à son accent corse, entouré de plusieurs journalistes. Il partage mon appréhension et a décidé depuis plusieurs jours de renforcer la sécurité du palais de Justice ainsi que les efforts de surveillance de ces groupuscules d’extrême-droite pour éviter des débordements. Parmi mes collègues, certains vieux briscards, notamment lyonnais, sont plus sereins et confiants que moi. Une consœur du Progrès, qui m’accompagne ensuite en direction de mon hôtel, me livre son sentiment brut : « Bastelica est madré. Ce n’est pas un enfant de chœur. C’est lui qui a mis d’accord le ministre de l’Intérieur et le Ministre des Armées sur les zones de compétences entre la police et la gendarmerie. Alors ce n’est pas un professeur de lettres avarié par sa haine des juifs haranguant un quarteron de petits cons grimés en miliciens qui vont lui foutre le bordel dans le procès du siècle. ». J’aimerais partager son optimisme.

Lundi 11 mai 1987, Lyon, Place des Terreaux

Au pied de l’Hôtel de Ville de Lyon, les ouvriers se sont affairés tout le week-end à l’édification d’un immense cube métallique apparent recouvert d’une immense toile blanche. C’est un Mémorial éphémère de la Déportation qu’on a dressé ici, sur l’idée de Marek Halter, écrivain bien connu, rescapé du ghetto de Varsovie et de la Shoah. Le lieu est symbolique à plus d’un titre : cette place est le cœur battant de l’histoire lyonnaise depuis des temps immémoriaux. Elle a longtemps été un lieu d’exécution, celui de Cinq-Mars mais aussi celui des fédérés lyonnais insurgés contre la Convention Nationale. Sous l’Occupation, la place a beaucoup servi. Le 12 juillet 1942, Darnand y rassemble plus de 4500 membres du Service d’Ordre Légionnaire venus s’agenouiller pour prêter leur serment scélérat. Le 5 mai 1944, une foule immense s’y est massée pour fêter le Maréchal Pétain. Le 14 septembre 1944, une foule toute aussi immense ne tarit pas d’acclamations pour accueillir le général de Gaulle. Les mauvaises langues vous diront que certains lyonnais ont été assidus aux deux manifestations.

Lorsque j’arrive sur les lieux, j’aperçois rapidement une cohue devant l’entrée du Mémorial. Tous les politiques sont présents. On devine assez aisément Michel Noir, ministre du gouvernement Chirac, sa grande taille lui faisant dominer l’auguste assemblée et toiser Raymond Barre, député de Lyon et ancien Premier Ministre, ou encore Jean Poperen, député-maire socialiste de Meyzieu. Francisque Collomb, le sénateur-maire, tente de tenir en respect cet aréopage. Quarante-quatre enfants juifs inaugurent le parcours à l’intérieur de cet espace étrange : ils symbolisent les quarante-quatre enfants d’Izieu raflés sur ordre de Barbie le 6 avril 1944, faits dont l’ancien gestapiste devra commencer à répondre dans quelques heures devant la Cour d’Assises du Rhône. Je suis de loin cette inauguration, laissant passer mes confrères et tout le tremblement médiatique, notamment une journaliste américaine dont l’obsession est de faire parler Raymond Barre sur le rôle de la France dans les crimes commis par les nazis.

Avec cet air de dédain agacé teinté de mépris dont l’ancien Premier ministre a le secret, il finit par lui répondre très sèchement que ce n’est pas le sujet du jour. J’observe la vingtaine de photos des camps d’extermination, des dessins d’enfants de Terezin et la liste interminable de 24 camps de la mort. Des haut-parleurs diffusent en continu un chant juif des morts. J’écourte la visite et je décide de sortir, étouffé par une angoisse subitement apparue en croisant le regard de ces enfants vivants venus figurés des enfants assassinés. Je me dis alors sur l’instant que les petits nazillons qui ont défiguré hier les rues de Lyon devraient être enfermés dans ce cube pour méditer leur ignominie et croiser, eux aussi, ces regards d’innocence.

Lyon, 11 mai 1987, Palais de Justice, Quai Romain Rolland, 11h55

Capture D’écran 2022 07 01 À 10.39.48Le moment est venu de plonger dans ce procès tant attendu. Les escaliers qui supportent les 24 colonnes sont envahis par la foule. Des files ont été organisées pour l’accueil du public, des journalistes, des avocats et des parties civiles. La tension est palpable et sans doute jamais ces rives de Saône habituellement baignées par la quiétude n’ont connu pareille agitation. Les camions des télévisions venues du monde entier ont déployé leurs paraboles à proximité du palais. Des tireurs d’élite ont été placés sur les toits alentours. Une fois tous les contrôles passés, je découvre abasourdi le lieu qui accueillera le procès de Klaus Barbie. La justice a mis les moyens, c’est indéniable. Le substitut général, Jean-Olivier Viout, qui assiste le procureur général Truche, est un homme rigoureux qui a veillé sur les moindres détails de l’organisation de l’audience. La salle historique de la Cour d’Assises, celle qui a résonné à la condamnation de Charles Maurras le 27 janvier 1945, était évidemment trop petite pour ce grand événement.

Le Ministère de la Justice a résolu d’investir la très noble salle des pas perdus. On a confié à deux architectes, Denis Eyraud et Jacques Treynard, ainsi qu’à un professeur de Droit, Cécile Barberger, le soin d’imaginer et de construire cette salle éphémère dont la vocation, pourtant, ne le serait pas. Fait unique dans l’histoire judiciaire française, le procès sera intégralement filmé grâce à la loi Badinter, compliquant ainsi un peu plus la tâche des architectes. J’aperçois en hauteur mon confrère Paul Lefèvre qui tient le direct pour Antenne 2 et qui attend, comme nous tous, l’arrivée de Klaus Barbie dans un box protégé latéralement par une paroi vitrée. Il faut dire que lors de l’extradition de Barbie à Lyon en février 1983, la police avait intercepté à l’aéroport de Satolas une rescapée de la Shoah armée d’un 22 long rifle qui comptait bien se rendre justice elle-même. La Cour s’installe et le temps paraît s’étendre à l’infini. Les secondes paraissent des heures. Tout le monde est en place : avocats, procureur, greffier, interprètes, policiers, audienciers, témoins et parties civiles. Le procès peut commencer. A l’heure dite, la voix méridionale du Président de la Cour d’Assises, André Cerdini, vient interrompre le relatif désordre régnant dans la salle : « L’audience est ouverte. Je demande au service d’ordre d’introduire l’accusé ». Par un espace dissimulé, on devine alors la casquette d’un policier montant les escaliers conduisant à la salle, puis le policier tout entier. Quelques pas derrière lui, Klaus Barbie, costume et cravate sombres, la chevelure clairsemée, fait son entrée sur scène. On lui retire ses menottes. Il est là, les yeux bleus et le rictus invariables. C’était donc cela, le visage du diable.

A suivre…

Stéphane Nivet est l’auteur d’un livre remarquable “Vous étiez belles pour l’éternité”, édité avec Le Progrès.

Le premier épisode est en accès libre. Pour suivre les autres, abonnez-vous à Ernest et soutenez notre démarche de qualité d’un magazine littéraire fait par des journalistes et des auteurs. Par ici.

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