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“La souricière”

Barbie Lyon

Troisième épisode de “24 colonnes à la Une”, notre série d’été dans laquelle Stéphane Nivet raconte – à la manière d’un chroniqueur judiciaire – le procès de Klaus Barbie à Lyon en 1987. Essentiel.

L’épisode 1 : “Le diable en France” est ici (accès libre)

L’épisode 2 : “Lyon, 1942” est là.

Mercredi 13 mai 1987 – Lyon, Palais de Justice, Quai Romain Rolland, 15h30

Alors que l’interrogatoire « d’identité » de Barbie se poursuit et que l’on découvre la vie de Barbie avant Barbie, avant son arrivée à Lyon en novembre 1942, je profite d’un moment de flottement soulevé par une discussion entre la défense et les parties civiles pour aller fumer sur les marches du palais. Au bout de quelques minutes, une rumeur rattrape l’extérieur de la Cour d’Assises. Précipitamment, nous comprenons qu’il se passe quelque chose à l’intérieur mais sans savoir de quoi il retourne. Je regagne ma place à toute allure et j’interroge mes confrères encore présents dans la salle : Barbie vient de demander l’autorisation au Président Cerdini de lire un texte que d’aucuns ont vu parvenir à l’intéressé par le truchement de son avocat, Me Vergès. Il est 15h30 passés et chacun retient son souffle. Je me souviens alors de la conversation que j’avais eue la veille lors du déjeuner avec mon confrère de Libération et dont la théorie était que Barbie allait quitter son procès, tôt ou tard, et refuser d’affronter le terrible cortège de ses victimes. Vergès était d’ailleurs coutumier du fait. Il sortait alors du procès du terroriste Georges Ibrahim Abdallah, l’homme « qui a fait trembler les Français » comme avait titré Le Nouvel Observateur. Le 24 février 1987, à 15h30 également, sans doute sur les conseils de Vergès et après deux heures d’audience, le prévenu avait claqué la porte de son procès, non sans avoir délivré son venin : « Je me retire de cette cour, vous laissant le plaisir d’écouter le représentant du bourreau yankee vomir sa haine contre les déshérités de la terre ». La question est désormais de savoir si Barbie ferait la même chose et si oui, en quels termes.

Le comparant chausse alors des lunettes trop étroites et déplie le pensum que Vergès venait de lui passer. Il se lance, en allemand, dans une lecture erratique, comme s’il découvrait le texte, écrit dans une langue qui, bien que maternelle, lui semblait étrangère. Les deux traductrices s’affairent et se concentrent pour assurer fidèlement leur tâche : « Je voudrais dire à Messieurs les juges ainsi qu’à mesdames et messieurs les jurés du Tribunal de Lyon que je suis ici de façon illégale, victime d’un enlèvement, et que cette affaire est actuellement examinée par la Cour suprême bolivienne. Malgré tout le respect que j’ai pour vous, M. le Président, mesdames et messieurs les jurés, M. le Procureur, je voudrais dire que je suis citoyen bolivien et que, si je suis ici présent, c’est parce que j’ai été expulsé illégalement. Je n’ai donc plus l’intention de comparaitre devant ce tribunal. Et je vous demanderai, M. le Président, de me faire reconduire à la Prison Saint-Joseph. Je m’en remets à mon avocat pour défendre mon honneur devant la justice, malgré le climat de vengeance, la campagne de lynchage menée par de nombreux médias français ». La salle est abasourdie même si beaucoup s’attendaient à cela.

C’est un Feydeau tragique qui débute alors sous nos yeux : les parties civiles s’indignent, les manches des robes des avocats et des magistrats s’agitent et on vitupère. Et, comme à chaque fois que la tension monte, la statue du commandeur se lève pour mettre tout le monde, ou presque, d’accord. Le Procureur Pierre Truche, accablé par la chaleur mais pas par la scène à laquelle il assiste, met fin provisoirement au tumulte : « Il y a plusieurs façons d’interroger un accusé. Il y a celles qui avaient cours dans cette ville il y a quarante ans. Celui qui était soumis à l’interrogatoire n’avait aucune possibilité de s’y soustraire. Il ne pouvait pas dire tranquillement : « à partir de maintenant je rentre dans ma cellule et puis j’y resterais tranquillement. (…) Pour l’honneur de la justice française, on lui a donné la possibilité de s’expliquer complètement devant les jurés qui n’ont pas l’âge d’avoir vécu ces événements. Maintenant, comme toujours, c’est « Herr Nein » – Monsieur Non – qui est en face de nous. Barbie est un nom dur à porter, proche de « Barbare » en français. Il n’accepte pas de faire face. Mais il en a aussi le droit. Finalement, c’est lui qui une fois de plus se dérobe. Aujourd’hui, il est un Barbie et un nazi honteux qui n’ose pas se pencher sur son passé et s’expliquer ». L’audience est suspendue, Barbie sort de la salle pour ne plus y revenir. On le réclame, il refuse. On commet un huissier. On constate, sur procès-verbal, la lâcheté de l’ancien SS. Depuis les coulisses, il réclame son avocat. Après en avoir délibéré, la Cour décide de « passer outre aux débats ». Le procès va continuer sans l’accusé.

Je fonce en salle de presse rédiger mon papier du lendemain sur cet événement. Après avoir tout transmis à Paris, je rentre à mon hôtel. Je vois au journal de 20h des images étonnantes. Mon confrère Ladislas de Hoyos, un peu le « patron » de la presse sur ce procès en raison de la paternité méritée qu’il revendique dans la traque et l’identification de Barbie, s’est glissé dans les couloirs pour aller à la rencontre de Barbie, menotté, au moment où il était reconduit vers le fourgon pénitentiaire. Avec un culot inégalable, il a tenté d’interviewer Barbie dans la souricière du palais et lui lance : « Vous n’avez pas beaucoup de courage ». On voit aux échanges de regards que Barbie reconnaît le journaliste qui l’avait piégé, à la Paz, le 3 février 1972. La boucle est bouclée. Quelques mots sont échangés, le prévenu excipant de l’illégalité de son extradition. Le journaliste, de peur sans doute de jamais revoir l’accusé, tente même de lui demander, in extremis, qui a balancé Jean Moulin. Barbie s’y refuse et quitte définitivement le palais de Justice. Intérieurement, je me dis que Ladislas va s’en prendre une belle demain de la part du substitut général Jean-Olivier Viout, lui avait réglé les moindres détails de cette audience pour justement éviter ce genre de reportage sauvage.

Jeudi 14 mai, Lyon, Bateau du centre international de presse, 15 heures.

Ce procès semble tout aimanter, au-delà de lui-même et au-delà de Lyon. En ce matin du 14 mai, au lendemain de l’échappée de Barbie, je me dirige vers le bateau du Centre international de presse où nous sommes invités à une rencontre inattendue. C’est la curiosité qui me conduit, je l’avoue et pour la première fois, à ne pas suivre intégralement les débats du jour. Je croise Ladislas de Hoyos sur ma route : la sanction est tombée. Il est privé de procès pendant 24 heures après le coup d’hier soir. Le parquet général était furieux et a voulu montrer que la presse n’aurait pas le droit de faire n’importe quoi dans l’enceinte du palais. Arrivé sur la péniche, quatre personnes – trois hommes et une femme, attendent patiemment. La femme, au centre de l’attention, vient de décrocher une affichette indiquant le lieu de la conférence. Il s’agit d’Hortensia Bussi de Allende, veuve du président chilien assassiné en 1973. Elle est entourée d’Andreas Dominguez, secrétaire de la ligue des Droits de l’Homme au Chili, et du général Sergio Poblete qui tenta de résister à Pinochet lors du coup d’Etat militaire du 11 septembre 1973. Elle est venue à Lyon pour une autre raison que le procès Barbie : elle est l’invitée d’honneur du colloque “Démocratie, droits de l’Homme et dette extérieure en Amérique latine” organisé au Centre culturel de Villeurbanne.

Barbie Lyon

Klaus Barbie à Lyon pendant l’Occupation. égèrement à droite du policier) à Lyon en 1943
source photo : Charles Bobenrieth/collection Nouvelet-Dugelay
crédit photo : D.R

Elle nous explique que présence à Lyon au moment du procès de Klaus Barbie est une coïncidence qu’elle ne veut pas laisser sans suite : « Aujourd’hui, nous, Chiliens somme entrains de vivre la même cruelle expérience que le peuple français sous l’Occupation, comme lui nous espérons la vérité et la justice… » Chacun mesure la force du symbole et l’actualité de ce procès, le fait que le nazisme a pris d’autres masques depuis sa disparition. Barbie, d’ailleurs, a œuvré à sa perpétuation dans les dictatures d’Amérique du Sud, offrant ses aux régimes tortionnaires, histoire de leur apprendre comment régner par la terreur et pas le sang. Je fonce au palais de Justice, troublé par ce sentiment que le cadavre du nazisme bougeait encore, à 10 000 kilomètres de la France. A la barre, devant un box vide, le sujet à l’ordre du jour est le même que celui que je viens de quitter. Gustavo Sanchez, ancien ministre de l’Intérieur de Bolivie, artisan de l’extradition de Barbie avec les Klarsfeld et Régis Debray, témoigne, en espagnol. Nous sommes nombreux à avoir remarqué cet homme dans les rues de Lyon depuis plusieurs jours. Son costume clair était visible de loin dans une ville qui ne s’habille pas vraiment à la mode sud-américaine.

A l’évidence, ce militant de la gauche bolivienne n’était pas tourmenté par la discrétion et la nuance, affairé qu’il est à vendre son livre : « Comment j’ai piégé Barbie ». Mon confrère de Libération, Laurent Greilsamer, me glisse en rigolant : « Ce mec, c’est Tintin chez les Barbudos ». Il est venu parler de « Senor Altmann », l’homme qui murmurait à l’oreille du dictateur bolivien Banzer pour organiser au mieux la répression, l’homme qu’il accuse d’avoir créé en 1964 « les fiancés de la mort », un commando paramilitaire composé d’anciens nazis. Il raconte l’expulsion rocambolesque de Barbie, caché à l’arrière d’une voiture banalisée tandis qu’un leurre servait d’appât aux journalistes. Il est volubile et parle vite, beaucoup, peut-être trop. Son interprète semble réclamer qu’on abrège cette cadence infernale. On ne sait plus s’il s’agit encore d’une audition ou déjà de la conférence de presse à laquelle il avait prévu de nous convier à l’issue de l’audience. Au-delà de son immodestie et de ses extrapolations, je ris intérieurement à l’idée que le sort de Barbie, ancien Waffen-SS, élevé dans l’ordre et dans l’obéissance à l’autorité, ait vu son destin basculer à cause de ce « Tintin chez les Barbudos », habité par le désordre et l’esprit de désobéissance. Voilà qui me rend le bonhomme fort sympathique finalement.

20 mai 1987, Lyon, Palais de Justice, quai Romain Rolland, 13h30

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Rue Sainte-Catherine, 1943

Le rituel est désormais rôdé. A chaque début d’audience, le Présidence Cerdini constate que Barbie n’est pas présent. Il commet un huissier qui, escorté par des motards de police, doit se rendre pour constater le refus de comparaître, le consigner sur procès-verbal, revenir au palais. L’huissier donne lecture, à la suite de quoi la Cour se retire pour délibérer la même chose et prendre une ordonnance indiquant passer outre aux débats. L’autre soir, au sortir de l’audience, j’ai pris un verre avec un des huissiers requis pour l’occasion. Il m’explique que parmi le vivier des huissiers qui sont chargés de faire cette besogne, on a lancé les paris. Tous les jours, ils se chronomètre pour savoir celui d’entre-eux qui reviendrait le plus vite à la Cour d’Assises. Certains tiendraient même un tableau qui, dit-on, servira de palmarès à la fin de procès afin de décerner le titre de l’huissier le plus rapide du procès Barbie.

Ces facéties de profession assermentée sont vite balayées dans mon esprit par le sujet du jour. Enfin, de « vrais témoins ». Nous n’avions eu jusque-là que des témoins indirects – comme Sanchez ou Dabringhaus, ancien de la CIA ayant recruté Barbie – ou des experts, comme ces trois psychiatres qui étaient venus disséquer le cerveau de Barbie, et même ses intestins, sous nos yeux. La salle voit arriver une petite femme écrasée par les circonstances : elle s’appelle Léa Katz-Weiss. Elle est rescapée de la rafle de la rue Sainte-Catherine, le 9 février 1943. La voix très aiguë et l’esprit fort clair, elle est le premier témoin à nous plonger dans le dossier Barbie.

Le régime de Vichy avait voulu « organiser » la communauté juive et regrouper sous une seule organisation l’ensemble des associations juives présentes en France : l’Union générale des israélites de France. Dans les faits, la structure servait beaucoup à l’entraide des juifs réfugiés. Avec la mise en place de la zone dite « libre », ou plutôt « préoccupée », pour reprendre Pierre Dac, Lyon était devenu un point de ralliement à beaucoup de familles juives fuyant la zone occupée. Avec l’invasion de la zone Sud et l’arrivée de Barbie à Lyon, la donne avait changé et on avait assisté à une extension de la répression directement exercée par les nazis sur les juifs, en plus des rafles organisées par Vichy à l’été 42 notamment.

Les récits des témoins sont effroyables et font l’effet d’un choc pour ceux qui les écoutent. Le 9 février au matin, Barbie a Image0 1organisé une souricière dans les locaux de l’UGIF situés au 12 de la rue Sainte-Catherine. Les nazis laissaient entrer mais très rarement sortir. Les accès à l’immeuble, l’un côté place des Terreaux et l’autre côté rue, sont gardés. Le piège se referme sur 86 personnes. Léa a réussi à embobiner ses geôliers et avec la naïveté de son adolescence, a eu le culot de tenter le coup. Elle ne doit sa vie qu’à ce culot-là, à cet instant de courage de quelques secondes qui lui a donné l’instinct de survie. Nous avons quitté brutalement l’abstraction du dossier et toute la salle est, avec elle et ceux qui la suivent à la barre, au milieu de cette souricière. Eva Gottlieb lui succède. Elle ne doit sa survie qu’à un mensonge, celui d’avoir inventé une histoire de toutes pièces, celle d’une jeune fille qui prétend ne pas être juive et ne devant sa présence sur place qu’en raison d’une partition de musique de Beethoven qu’elle devait rendre à une amie. Elle avait réussi à faire avaler cela aux nazis. Ces jeunes femmes sont malheureusement l’exception qui confirme la règle. Sur les 86 personnes arrêtées, seules 4 reviendront de déportation.

Ce que le Président et les témoins ne disent pas, c’est qu’en fin de journée, en ce 9 février 1943, un autre adolescent s’est présenté au 12 de la rue Sainte-Catherine. Il sortait du Lycée Ampère et, inquiet de n’avoir pas vu son père rentrer à la maison, il avait décidé d’aller à sa rencontre, à l’UGIF. Dans les escaliers, le jeune homme voit vite le problème et son bras est attrapé par un policier allemand. Il se débat, esquive et parvient à prendre la fuite. Ce jeune homme s’appelait Robert Badinter. Son père, Simon, ne reviendra pas. Devenu ministre de la Justice au moment de l’arrestation de Barbie, il refusa de se constituer partie civile pour ne pas donner prétexte à la défense, et sans doute inconsciemment, pour être fidèle à cette élégance dont il ne se départit jamais.

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