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“14166, Un train pour l’enfer”

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Dans ce nouvel épisode de son récit du procès Barbie, Stéphane Nivet revient sur la façon dont les nazis, à partir de 1944, ont disputé à l’horreur sa suprématie. Un texte d’une force rare.

Épisode 1 : “Le diable en France

Épisode 2 : “Lyon 1942”

Épisode 3 : “La souricière”

Épisode 4 : “Retour à Izieu”

 

Mercredi 3 juin 1987- Lyon, Quai de la Pêcherie – 10 heures

L’audience d’hier fut au-delà de tout ce que je pouvais imaginer. Elle est gravée dans ma mémoire et dans mes entrailles, la simple évocation de ce moment suffisant désormais à me faire tressaillir d’émotion. La douleur des mères des enfants d’Izieu a fait trembler les 24 colonnes. Je me demande, après les avoir entendues, comment il est possible de survivre à une telle épreuve. Et pourtant, ces femmes étaient là, malgré tout, à la barre d’un tribunal, sous le regard du monde, au pied de leur dernier calvaire, la dernière épreuve d’une vie qui semble s’être arrêtée un matin du printemps 1944. J’ai même surpris certain de mes confrères, que je croyais d’airain, communier dans les larmes avec ces « mères courage ». Le président Cerdini, dont la fonction oblige à la retenue et à l’impartialité, semble devenu perméable au drame qu’on vient déposer devant lui et laisse entrevoir ses sentiments, par des détails, notamment ce raclement de voix qui vient l’aider à dénouer sa gorge aux moments les plus critiques. Vergès, lui, a cessé ses manières de boutefeu. Il ne mène quasiment pas de contre-interrogatoire devant ces femmes écrasées par le nazisme, par Barbie. Il attendra le témoignage monumental d’Elie Wiesel pour essayer de s’agripper à une nouvelle provocation, en convoquant, une fois de plus, le relativisme dans la salle d’audience, interrogeant le prix Nobel de la paix sur les morts de la guerre d’Algérie ou du conflit israélo-palestinien. Wiesel n’est pas tombé dans ce piège et a laissé Vergès mijoter son argumentation hors sujet.

Prison Monluc Liberation Nazi Lyon 1Après tout cela, j’avais besoin de respirer et de sortir de celle salle qui, bien que gigantesque, était devenue un huis clos oppressant. Les audiences n’ayant lieu que l’après-midi, je profite des matinées pour découvrir Lyon, sans abuser de la mallette touristique de Francisque Collomb. Je laisse place à l’empirisme, de bien meilleur conseil pour aller à la rencontre d’une ville inconnue, au hasard des pas et des hésitations. Je traverse la superbe passerelle de la Justice dressée sur la Saône voilà trois ans en lieu et place de … et je remonte le quai en direction de la Place des Terreaux. Sur ma gauche, les échoppes de bouquinistes fleurissent agréablement le quai quand mon regard est accroché par une table de livres qui semble consacrée à la Seconde guerre mondiale. Je m’en approche naturellement. Visiblement, il y a des collectionneurs de ce genre de choses et des petits-enfants qui refilent discrètement aux marchands de livres d’occasion l’Enfer de leur bibliothèque familiale pour délester l’héritage de ce poids douloureux. Sous mes yeux, la fermentation de la Collaboration, des dizaines d’écrits commis avant la guerre, ce qui leur enlève l’excuse de l’étourdissement de la défaite de 1940, et qui sont autant de présents déposés aux pieds du nazisme : ils avaient été collaborateurs avant la Collaboration, avant Montoire, devançant l’appel de la trahison sur tous les autres. Alphonse de Châteaubriant occupe une place de choix sur cette table. Je feuillette une page de la Gerbe des forces publié par Grasset en 1937 et un passage me glace : « Si Hitler a une main qui salue, qui s’étend vers les masses de la façon que l’on sait, son autre main, dans l’invisible, ne cesse d’étreindre fidèlement la main de celui qui s’appelle Dieu ». Il y a là aussi La guerre juive de Ferdonnet, véritable auxiliaire de la propagande hitlérienne. Il y a aussi des piles de Je suis partout, datant de la période postérieure à la vente du titre par la librairie Arthème-Fayard, et notamment le supplément « Les Juifs dans le monde » de Rebatet. Évidemment, les éditions « originales » des pamphlets de Céline – si tant est qu’on ne déconsidère pas le mot « pamphlet » à l’utiliser ainsi pour qualifier pareils tombereaux d’ordures racistes et antisémites : Bagatelles pour un massacre de 1937 et l’École des Cadavres de 1938. Un sentiment d’abandon me surprend soudainement. Entre mes mains, les auxiliaires français de Barbie. Ceux qui, en France, lui ont préparé un terrain de désolation morale, de délation et d’accoutumance à la haine, ordinairement répandue à longueurs de pages et de colonnes, si bien qu’elle est devenue familière à beaucoup et indifférente à encore plus. Je repense aux témoignages de ceux qui ont raconté la file d’attente devant les bureaux de la Gestapo pour venir dénoncer un résistant ou un juif, ou les deux à la fois, contre une récompense. Je repense à ces descriptions faites par Francis André, « Gueule tordue », chef de la « Gestapo Française » à Lyon, dans sa déposition de 1945 et qui montrent les amoncellements de bien volés et confisqués au rez-de-chaussée du 14 avenue Berthelot. Je me dis que rien de tout cela n’aurait été possible sans que les mots aient durant de longues années préparés les esprits et l’opinion à l’idée de vouloir tuer son voisin contre une prime, contre l’idée d’accaparer qui son appartement, qui son commerce, qui son argenterie. Non pas que tous ceux qui ont collaboré, d’une manière ou d’une autre, aient lu la littérature que de Brinon ou de Châteaubriant. Mais le poisson, toujours, pourrit par la tête. Et ce poisson putréfié, je l’ai là, sous les yeux, sur cet étal.

Mercredi 3 juin 1987 – Lyon, Palais de Justice, Quai Romain Rolland, 15h

Le box est vide, invariablement vide. Le rituel de début d’audience est immuable, afin de vérifier que Barbie persiste dans sa lâcheté. Le moment est venu d’entrer dans l’été 1944, dans ce moment où, la victoire du nazisme ayant été enterrée sur les plages normandes, les nazis se sont employés, pour reprendre le mot célèbre de Malraux, à vouloir « concurrencer l’enfer ». Les témoins qui se succèdent montrent l’accélération de la folie criminelle de Barbie qui, refusant de soumettre son jugement à la réalité de la défaite, s’est employé avec zèle et acharnement, à la politique de la table rase. La prison Montluc, réquisitionnée par les Allemands en février 1943, est devenue l’antichambre surpeuplée des ténèbres au sein de laquelle Barbie et ses hommes vont venir assouvir leur pulsion de mort. Entre le Débarquement et la Libération de Lyon le 3 septembre 1944, Barbie a transformé la région lyonnaise en un immense charnier. Pas un jour ou presque n’est passé sans que la Gestapo ne soit venue puiser à Montluc ses contingents de fusillés au petit matin ou au couchant parmi ceux qu’on appelait à monter dans les camions « sans bagages ». Ce fut le cas de Marc Bloch, foudroyé par les balles à Saint-Didier-de Formans, le 16 juin 1944. Ce fut le cas de Gilbert Dru et de ses compagnons d’infortune, abattus le 27 juillet 1944 comme des bêtes au beau milieu de la place Bellecour, en représailles à un attentat raté au café « Le Moulin à vent », un lieu d’aisance où ces messieurs de la Gestapo avaient pris leurs habitudes et sans doute un peu de poids. Ce fut Saint-Genis-Laval. Ce fut Bron. Ce fut un été incomparablement meurtrier, de bruit et de fureur. Mais tous ces faits ont déjà, peu ou prou, été jugés en novembre 1954. Il reste un dossier qui lui, ne l’a pas été. C’est celui du convoi du 11 août 1944, le dernier à quitter Lyon avant la Libération de la ville.

18265542lpw 18269014 Libre Jpg 6096159Plusieurs survivants de ce train sont présents parmi les témoins du jour. Et rapidement, chacun comprend la singularité de ce dernier train pour la mort. Nous sommes le 11 août 1944. Patton, après avoir libéré Le Mans et Chartres, est à Argentan et a délivré Chateaudun. Autant dire aux portes de la Beauce et du Perche, aux portes du bassin parisien. En Méditerranée, un corps expéditionnaire est en train de se former pour débarquer en France et prendre les nazis entre le marteau et l’enclume. L’odeur de la défaite empeste les troupes allemandes stationnées en France. Barbie, lui, décide de former un convoi de prisonnier en direction de l’Allemagne et de la Pologne. Il forme, dans la cour de la prison Montluc, un convoi de détenus « avec bagages », des résistants et des juifs, sous le regard d’Alice Vansteenberghe, grimpée sur une petite tablette de sa cellule pour voir ce qui se tramait alors. Alice est là, à la barre du tribunal, prisonnière de séquelles irréparables, et certifie que Barbie était bien présent en ce 11 août 1944. Barbie l’a torturée des heures durant alors elle jure ne pas se tromper quand elle le désigne responsable de la formation de ce train. Une noria de camion bâchés s’ébranle en direction de la gare de marchandises de Perrache, à quelques centaines de mètres de la gare de passagers. La chaleur aggrave le drame et le thermomètre atteint les 37 degrés. Certains témoins racontent que, pour essayer de ne pas partir dans l’indifférence, les détenus ont chanté La Marseillaise et rompu le silence pesant de ce transport vers l’inconnu. Des détenus ramassés dans les prisons Saint-Paul et Saint-Joseph les rejoignent. À la gare, on les fait monter dans des wagons de 3ème classe, dans le train 14 116, les juifs en tête de train, les non-juifs à l’arrière. Le train part vers 16 heures, après une dernière salve d’humiliations administrées par Barbie et ses hommes sur le quai. Les compartiments de huit places sont bondés, reformant l’inconfort et la promiscuité des cellules de Montluc. Ce n’est plus un train, ni même un convoi : c’est une prison allemande itinérante de 650 détenus. La salle d’audience comprend peu à peu que les témoins dessinent peu à peu l’histoire de l’acharnement du nazisme. Sur les wagons, à la craie, on note les destinations et on ventile les prisonniers selon la mécanique habituelle : Drancy pour les Juifs, Compiègne pour les résistants, Romainville pour les résistantes.

L’avancée des Alliées et les bombardements des voies ferrées, les sabotages organisés par la Résistance viennent modifier les plans des nazis. Cette situation aurait pu commander à renoncer à une telle entreprise. Il n’en sera rien. Le train avance, recule, s’arrête mais ne quitte jamais le dessein d’arriver à destination. Le train reste deux jours à l’arrêt, suspendu dans un vide d’incertitudes, à Culmont-Chalindrey. Puis ce sera Châlon, Beaune, Dijon, Langres, Chaumont puis de nouveau Langres. Le train parvient à Vittel le 15 août 1944. Au même moment, les côtes varoises voient arriver l’autre Débarquement. Le 16 août, on apprend cette nouvelle folle, espérant en vain que la liberté ne rattrape ce train que rien n’arrêtait. Les détenus sont harcelés par la vermine, affamés et assoiffées. La Croix-Rouge parvient à convaincre les nazis de faire descendre les détenus pour les nourrir. Les pompiers apportent des lances pour la toilette des prisonniers. Le train repart, en dépit de tout. A Rothau, en Alsace, le 18 août, les Allemands se séparent des hommes résistants pour les envoyer au Natzweiler-Struthof. Le 19 août, le train franchit le Rhin. A Kehl, on dédouble le train afin que les femmes résistantes soient acheminées vers Ravensbrück par la gare de Fürstenberg. Contre toute attente, le reste de ce train fantôme, uniquement composé de juifs, arrive à Auschwitz le 22 août. Les témoins, les uns après les autres, racontent leur sentiment d’avoir vu le soleil s’éteindre en arrivant dans la nuit de Birkenau.

Certains témoignages, par des détails impensés, éclairent sur la réalité du crime et la profondeur de l’antisémitisme. Plusieurs survivantes du convoi racontent cette scène dans la gare de Stuttgart où le train fait un arrêt. Les petits allemands, en route pour les colonies de vacances, croisent ce train fantôme et certains gamins, biberonnés à la haine des juifs, de sont mis à cracher sur les wagons. Dans les mots des victimes, rien ne sort du rang et c’est bien compréhensible. La réalité de ce convoi restera à jamais dans la mémoire de ceux qui ont vécu ce crime. On ne parle que de la solidarité entre les détenus et jamais des emportements, des tensions, des drames et des violences que le dénuement et la peur de mourir sont capables de fermenter dans l’esprit humain ainsi déshumanisé. C’est sans doute mieux ainsi.

Il reste que cette journée d’audience a mis le doigt sur un sujet vivace qui a fait l’objet de débats judiciaires tranchés par la Cour de Cassation sur la question de savoir si la qualification de crimes contre l’Humanité était applicable aux Résistants non juifs présents à bord de ce train. Voilà qui a suscité bien des débats et des controverses. Fallait-il, comme les nazis à Rothau et à Kehl, trier les détenus et les regarder différemment. Cette question est infinie et la haute juridiction a considéré qu’il ne fallait pas entrer dans cette logique. Je suis rempli de doutes et guetté par des certitudes. Il reste en effet qu’entre un enfant juif, qui a simplement commis le crime d’être né, et un résistant, qui a pris les armes contre le nazisme, il y a une différence de nature dans la caractérisation même du crime qui s’est abattu sur eux. Mais comment dire à une victime qu’elle serait moins ou différemment victime. C’est impossible et il n’est pas envisageable de transformer la Cour d’Assises en gare de triage. Il faut donc assumer cette cote mal taillée. Je vais essayer de rédiger mon article du jour dans ce sens, pour expliquer la complexité de juger et de qualifier, pour faire comprendre cet écheveau d’obstacles et d’impasses, pour donner à voir la réalité du nazisme. Je suis démuni.

Jeudi 4 juin 1987, Lyon, Brasserie de l’Etoile, à la Guillotière, 8h15

J’ai un rendez-vous important ce matin. Depuis le début du procès, je voulais rencontrer des témoins, en tête à tête. N’étant pas forcément du calibre des autres grands journalistes qui ont trusté les exclusivités, j’avais eu jusque-là la plus grande peine du monde à y parvenir. Mario Blardone, lui, a accepté. Il m’a donné rendez-vous dans un café qui est, en réalité, bien plus que cela. La Brasserie de l’Etoile, où nous devons nous retrouver, est un lieu à part. Évidemment, chacun sait que dans les étages de cet immeuble, Jean Moulin logeait lors de ses séjours lyonnais. Mais le café, propriété d’Antonin Jutard, était le repaire d’un réseau de la Résistance, celui du Coq Enchainé, composé de syndicalistes, de militants radicaux-socialistes, de franc-maçons. Je vis arriver un homme de taille moyenne, la moustache finement rasée, le front très largement dégarni, et à l’allure impeccable. Mario Blardone est un ancien de l’Armée Secrète. Ouvrier mécanicien aux ateliers Citroën de Vénissieux, il est né à Vogogna en Italie. Sa famille, comme tant d’autres, avait fui le fascisme peu après sa naissance en 1923. Distribuant Combat avant d’aller infiltrer les Chantiers de Jeunesse, il avait fait le maquis du Jura, participé à l’organisation du célèbre défilé d’Oyonnax le 11 novembre 1943 avant de revenir à Lyon où il fit partie du commando chargé de délivrer Raymond Aubrac, lors de l’évasion devenue mythique du boulevard des Hirondelles. Détaché auprès du colonel Chambonnet, qui sera fusillé avec Gilbert Dru place Bellecour le 27 juillet 1944, Mario se vit confier alors une mission de la plus haute importance : la filature de Barbie et, le cas échéant, son assassinat. Il me raconte que Barbie avait de nombreuses maitresses, dont une régulière, domiciliée rue Laborde à Bron, à l’Est de Lyon. En mars 1944, lors d’une surveillance, il voit arriver Barbie dans son Opel Noire, seul, sans escorte. Il le croise, à quelques mètres de lui. Mais ce jour-là, il n’a pas pris son arme. Il doit se résoudre à laisser Barbie partir pour sa bagatelle. Quelques semaines plus tard, Mario est arrêté et envoyé à la Gestapo. Ses yeux si durs s’attendrissent d’un seul coup. Il continue son récit, celui des tortures de l’avenue Berthelot, celui des chiens de Barbie destinés à mordre ou à cavaler les détenus, celui de son dossier disparu dans le bombardement du 26 mai, celui de sa déportation à Dachau. Nous enchaînons les cafés et le temps n’a plus de prise sur cette rencontre. Mario fait partie des rares victimes de Barbie à l’avoir connu avant d’être arrêté. Il fait aussi partie des quelques témoins qui ont été confrontés au Boucher de Lyon, lors de l’audience du 25 mai, sur demande expresse de la Cour en dépit du refus de comparaître opposé par l’accusé.

Nous terminons notre conversation sur la question du convoi du 11 août, à l’ordre du jour de l’audience depuis hier. Je lui livre mon sentiment d’insatisfaction devant beaucoup de témoins qui passent très vite sur les conditions de vie de ce train d’enfer. En touillant son café qui pourtant n’avait pas été sucré, histoire de donner une raison à son regard baissé, Mario me confie à voix basse : « Il existe un serment entre les victimes de la Déportation : celui de ne pas évoquer ce qui s’est passé dans les convois ». Le soleil commence à poindre sur la façade du palais de la Mutualité attenant au café. Mario se lève et je le remercie du temps passé ensemble. Je traverse le pont de la Guillotière en direction du Palais de Justice, l’esprit de plus en plus obscurci à mesure que je pénètre, chaque jour un peu plus, dans les méandres de ce dossier infernal.

Toutes les inspirations d’Ernest sont là.

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