Episode 2 du récit du procès Barbie raconté à la façon d’un chroniqueur judiciaire par Stéphane Nivet. Au programme : l’identité de Barbie, l’acte d’accusation, et l’installation du tortionnaire nazi à Lyon en 1942.
L’épisode 1 de “24 colonnes à la Une” consacré à l’ouverture du procès est là.
Barbie est installé dans son box, dans la lumière, lui qui a si longtemps louvoyé pour rester dans l’ombre. Le président Cerdini invite poliment la presse à se retirer. Les photographes quittent les lieux à l’allure de ces carabiniers d’opéra qui piétinent sur scène de longues minutes avant de concéder leur évanouissement derrière les décors. Barbie, légèrement goguenard, échange quelques sourires avec son avocat, Me Jacques Vergès, dont le visage laisse transparaître un très léger sentiment d’agacement à l’idée de ne pas être le seul et unique centre de l’attention générale. Une fois les lieux libérés par les objectifs, l’audience peut enfin commencer.
“Altmann Klaus”
La vérification d’identité permet rapidement d’entrer dans le vif du sujet : quelle est l’identité de celui qui se trouve dans le box ? A la question, « quels sont vos noms et prénoms ? », l’accusé répond : « Altmann Klaus ». Voilà qui résume assez bien une vie reposant depuis des décennies sur un mensonge patronymique : Barbier, Barby, von Barbier, Meyer, Klein, Kleitz, Mayer et enfin Altmann. La liste de ces identités imaginaires est un véritable annuaire de la fuite, sous protection de la papauté, sous protection américaine puis sous protection bolivienne. En entendant la chose, Ladislas de Hoyos, journaliste de télévision et biographe du « boucher de Lyon », me glisse que le nom de Altmann n’a pas été choisi au hasard : « Il a voulu planquer son passé nazi en prenant un nom possiblement juif, celui d’Adolf Altmann, ancien Grand Rabbin de Trèves, ville où Barbie a grandi ». Un avocat des parties civiles, Charles Libman, visage léonin, chevelure blanche et voix de prétoire, se lève pour que ce point ne soit pas évacué aussi vite et faire établir que Barbie n’assume pas le nom sous lequel il a commis tant de crimes. La défense barbote dans ses dénégations tandis qu’une autre crinière blanche, celle de Pierre Truche, procureur général, surgit pour mettre fin à cette comédie et casse le pot autour duquel d’aucuns voudraient tourner des heures : « Je comprends très bien que l’accusé veuille éviter de se présenter sous ce nom de Barbie. Mais il n’est pas contesté que c’était bien lui qui se trouvait à Lyon de 1942 à 1944 sous le nom de Klaus Barbie, Obersturmführer SS ». Fermez le ban.
Chacun dans la salle est venu pour rencontrer l’Histoire, avec sa grande hache comme l’écrivait Georges Pérec. Pour l’heure, chacun rencontre une procédure. Il s’agit de tirer au sort les neuf jurés titulaires et les six jurés suppléants. On s’en remet au hasard de cette loterie singulière, on appelle, on récuse ou on s’abstient de le faire, on fait prêter serment, on installe les quatre hommes et les cinq femmes titulaires dans des fauteuils rouges et solennels, de part et d’autre des magistrats professionnels. Ils seront, pour les semaines qui viennent, « le peuple français », celui au nom duquel on juge Klaus Barbie. Une heure passe à accomplir ce cérémonial. L’appel des témoins et les constitutions de parties civiles ajoutent à l’aridité du moment : une centaine de noms est égrenée par l’audiencier. On découvre que Vergès a décidé de faire citer « à décharge » des célébrités, autant pour faire parler de lui que pour les entendre eux : Marguerite Duras, Raymond Aubrac, Régis Debray. Plusieurs font d’ores et déjà savoir par écrit qu’ils ne viendront pas participer au plan de communication de l’avocat de Barbie. Ces moments de procédures interminables s’éternisent, nous rappelant ainsi que si l’architecte Baltard a flanqué ce palais de justice de 24 colonnes, c’est pour signifier les 24 heures de la journée et, sans doute, la longueur de l’œuvre de justice.
“12 balles dans la peau auraient été moins douloureuses pour les victimes”
Une interruption de séance, rendue nécessaire par des constitutions de parties civiles de dernière minute sur des faits qui ne sont pas forcément dans la saisine, vient donner un peu de respiration. J’en profite pour sortir sur le quai Romain Rolland. Un attroupement attire mon attention : des militants de la LICRA, jeunes et vieux, ont organisé une manifestation en ce premier jour d’audience. Sur la banderole, on peut voir une étoile jaune et le logo de l’association fondée en 1927 encadrant un slogan : « Plus jamais ça ! ». Je m’approche d’une militante visiblement très touchée et émue par les circonstances de ce début de procès. Elle a connu Lyon sous l’Occupation. Elle est juive et s’appelle Esther. Elle a perdu des proches, raflés à Villeurbanne lors de la grande rafle du 1er mars 1943. Elle a les larmes aux yeux à la simple évocation de leur souvenir. Elle ne doit son salut qu’à un geste fraternel d’un commissaire de police lui ayant permis d’échapper aux interpellations. Elle me regarde fixement et me lâche : « Ils vont lire l’acte d’accusation. Je n’irai pas écouter le curriculum vitae de Barbie. Je n’ai pas envie de me retrouver à Lyon en 1942. Je ne veux plus ressentir cette boule au ventre dont j’ai mis si longtemps à me débarrasser dès que je monte dans un bus ou que je marche dans la rue. Finalement, 12 balles dans la peau auraient été plus simple et moins douloureux pour les victimes ».
Lundi 11 mai 1987 – Lyon, Palais de Justice, Quai Romain Rolland, 17h30
L’audience reprend. Le Président Cerdini écluse les constitutions de parties civiles qui ne rentrent pas dans le cadre, notamment celles concernant l’affaire de l’arrestation de Jean Moulin à Caluire. Les deux greffiers, celui de la Cour d’Assises et celui de la Cour d’Appel, Messieurs Dugave et Bertrand, l’un en robe noire et l’autre en robe rouge, sont invités à lire l’arrêt de renvoi de la chambre d’accusation rendu le 5 octobre 1985. De loin, on croirait voir le mécanisme d’un automate où chaque figurine se lève à mesure que l’autre descend, dans un exercice systématique, très bien réglé, pour ne laisser aucune place à l’émotion.
Nous voilà donc à Lyon en 1942. La lecture de cet acte d’accusation est un scénario minutieux de reconstitution quasi historique. Nous sommes partis pour plusieurs heures. Ce curriculum vitae est bien plus en réalité un curriculum mortis putréfié par le sang de ses victimes, des milliers de victimes. Tout dans l’âme de Barbie s’est mis un jour à respirer la mort.
Barbie est arrivé à Lyon quelques jours après l’invasion de la zone Sud, le 11 novembre 1942. Il a déjà sévi à Amsterdam, avec un zèle particulier dans la répression contre les juifs hollandais. Affecté à Dijon, il est envoyé dans le pays de Gex, alors nid d’espions, pour essayer d’infiltrer les réseaux qui agitent à l’époque ces confins. A Lyon, il est le patron de la section IV de la SIPO-SD. Par commodité, tout le monde dit « Chef de la Gestapo ». On comprend vite en entendant les greffiers que la carrière de Barbie est une immense fosse commune. Le détail des incriminations qui lui valurent par deux fois d’être condamné à mort par contumace en 1952 et 1954 font vaciller mon aversion profonde pour la peine capitale. Les massacres, les exécutions sommaires, les rafles, les opérations spéciales, dans le Jura notamment, font prendre conscience rapidement à ceux qui écoutent cette litanie que finalement, Barbie est un miraculé judiciaire et qu’il est renvoyé pour une partie, une partie seulement, de ses crimes. La lecture de ce martyrologe n’affecte pas Barbie, abrité derrière sa vitre de verre et son rictus rieur. L’heure finit par nous rattraper et le président Cerdini abrège nos souffrances pour les remettre au lendemain.
En sortant du tribunal, j’aperçois Esther assise sur les marches du Palais. Nos regards se croisent avec une complicité presque évidente : elle sait que je viens de comprendre, en partie, son angoisse. J’aurais pu aller boire quelques verres pour accompagner mon abattement. Je décide de marcher et de continuer, sans savoir pourquoi, le voyage à Lyon en 1942.
Lundi 11 mai 1987 – Lyon, Hôtel Terminus, cours de Verdun, 21h45
Je longe les quais de Saône pour atteindre assez rapidement le quartier de Perrache. Je vais là où tout a commencé : l’Hôtel Terminus. On aperçoit rapidement l’entrée de l’Hôtel dans le film Un condamné à mort s’est échappé de Robert Bresson. Mais je voulais le voir par moi-même. Le lieu a changé de nom, comme Klaus Barbie. Devant moi se dresse Château-Perrache. Il a été posé là, au début du siècle, à proximité de la gare de Perrache. Son architecture, sévère, immobile et massive, couronnée par une corniche et trois étages de combles, lui donne une allure presque germanique qui ne dépareillerait pas à Strasbourg ou à Metz.
Mais Lyon, il y a quelque chose d’improbable. La situation dans laquelle il se trouve aujourd’hui est presque une vengeance du destin qui fut le sien à partir de la fin de l’année 1942. Débaptisé pour oublier ce qu’il fut, comme Barbie, il est désormais encerclé par la voie ferrée et les délires autoroutiers d’un maire qui se croyait bâtisseur et qui en réalité avait tout cochonné dans sa ville. Le bâtiment semble puni, comme expiant la faute d’avoir servi d’écrin aux nazis et aux sbires de Barbie. Cet hôtel, qui fut une vitrine du luxe, de l’art de vivre début de siècle est réduit à contempler les hébétés de la transhumance qui, l’été venu, sortent victorieux des bouchons du tunnel de Fourvière avant de tracer vers le Sud, la Méditerranée. Cet espace, qui fut dessiné au XVIIIe fut dessiné comme une nouvelle frontière, repoussant vers le Sud la confluence entre la Saône et le Rhône, est aujourd’hui une impasse, un angle mort. Un Terminus. Le cours du Midi qui a vu naître l’Hôtel est devenu celui de Verdun. Finie la douceur de vivre des promenades à l’ombre des bordées d’arbres accueillant de généreuses terrasses et une vie roborative. A perpétuité, désormais, le lieu semble condamné à la pollution et aux bagnoles, à la saleté et aux nuisances cumulées d’une gare routière et d’une gare ferroviaire, confiné dans un vrai mitard urbanistique.
C’est donc ici que Barbie a commencé à éviscérer la ville de Lyon et sa région. Le deuxième étage servait à loger les soldats de la section IV du SIPO-SD, la Gestapo. Le troisième étage était dévolu aux interrogatoires. La cinquantaine de SS s’était installée dans l’improvisation dans cet Hôtel qui offrait immédiatement beaucoup de commodités. Et aussi un plaisir qui n’avait pas de prix pour les nazis : depuis 1938, l’établissement était géré par le groupe PLM-Rothschild. Barbie ne découvrit toutefois pas Lyon en novembre 1942. C’est ce que prétend en tout cas l’ancien interprète de Barbie, Gottlieb Fuchs, dans une autobiographie publiée en 1973. D’après lui, à partir de juin 1942, alors qu’il était officiellement en poste à Dijon, Barbie faisait partie des commandos spéciaux envoyés par Knochen pour faire du renseignement en zone libre et espionner la Résistance. Et comme une poupée russe, il se dissimulait sous les des apparences multiples. Officiellement, il aurait franchi la ligne de démarcation sous l’identité d’un marchand de tissus flamand.
Repéré par les hommes du commissaire lyonnais Triffe en raison de son air patibulaire, il aurait été un jour arrêté en gare de Perrache. Comme toujours, Barbie se serait adapté en déployant les mensonges : il aurait déclaré être désormais de nationalité française, profession courtier. Devant la mystification, les policiers lyonnais n’auraient pas désarmé et l’auraient bousculé jusqu’à le pousser à avouer son identité et la nature de sa présence, faits théoriquement prohibés par la convention d’armistice dans la zone prétendument libre. Cette humiliation est lavée en novembre 1942.
Depuis les fenêtres de l’Hôtel Terminus, il a une vue imprenable sur les lieux de cette humiliation, mais aussi sur les convois vers Drancy. Son pouvoir était alors considérable et la ville de Lyon était un dessert qui s’offrait à lui. D’autant que sa zone de chasse était immense, de quoi jouer au grand veneur : le Rhône, la Loire, l’Ardèche, la partie méridionale de la Saône-et-Loire située au Sud de la ligne de démarcation ainsi que les territoires de l’Ain et de l’Isère qui n’étaient pas sous contrôle italien. A partir de septembre 1943, avec la fin de la zone d’occupation italienne, son empire s’étendrait même la totalité de l’Ain et de l’Isère, à la Savoie et à la Haute-Savoie : un petit Reich pour un petit nazi.
Barbie avait une ambition industrielle
On comprend vite en le regardant que l’Hôtel Terminus allait vite devenir trop étroit pour abriter une telle entreprise. L’ambition de Barbie n’était pas de bricoler sa répression dans les méandres d’un hôtel de gare, fût-il agréable et somptueux. Barbie n’avait pas une âme d’artisan : son échelle était industrielle. Les couloirs seraient vite trop étriqués et les baignoires trop petites. La décoration Art Nouveau des lieux allait vite jurer avec la nouvelle destination sadique de l’établissement. On imagine l’oxymore : les ferronneries des marquises dessinées par Majorelle, le design végétal des lieux si caractéristique du début du siècle et qui avaient vu passer les plus belles toilettes de la France en goguette ou en transit, la douceur hydraulique et amortie des ascenseurs Edoux devaient désormais fréquenter un quotidien vert-de-gris, la brutalité des bottes, le cliquetis des menottes, le défilé des cabriolets aux poignets des détenus, l’odeur graisseuse des mitraillettes, le brouhaha du standard téléphonique, les guichets de délation, l’amoncellement des confiscations et tout le tremblement gestapiste.
En quittant l’Hôtel Terminus au printemps 1943, vraisemblablement au mois d’avril, Barbie n’eut, je l’imagine, qu’un seul regret. L’isolation phonique. En effet, une innovation prévue lors de la construction du bâtiment entre 1902 et 1906 avait voulu que les cloisons et les corridors de l’établissement fussent dotés d’une double couche de mâchefer et séparés par un matelas d’air, en sorte que les conversations et les bruits étaient étouffées. Un vrai cadeau pour les tortionnaires du second étage dont le sommeil, ainsi, ne devait pas être trop troublé par les activités nocturnes des officiants du troisième étage. Pour Barbie, une sorte de circuit-court qui lui permettait de pouvoir torturer à volonté et à portée de chambrée.
Une voix interrompt ma visite nocturne. C’est celle de la SNCF qui annonce le départ d’un train en direction de Clermont-Ferrand.
Etrange et douloureuse impression de replonger dans le passé.
A l’époque j’étais collaboratrice de Charles Libman et lui avais préparé le dossier des Enfants d’Yzieu qu’il défendait avec Serge Klarsfeld …
Chère Muriel
Merci de votre message. J’imagine que de relire ces moments doit en effet être particulier. Stéphane Nivet a aussi beaucoup travaillé sur les enfants d’Izieu. Bien à vous
Merci pour votre message. Stéphane Nivet
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