Cette nuit à 2 heures, il était 3 heures. Tempus fugit pourrait-on songer. Cette année le printemps des poètes célèbre l’éphémère après l’ardeur, la beauté, le courage et le désir. En voilà une drôle d’idée dans ce monde qui va toujours plus vite et qui se dérègle sous nos yeux que de célébrer l’éphémère. C’est la première impression qui peut saisir en voyant ce thème. Et puis, au-delà de la première impression, s’interroger.
Éternelle question de ce qui est durable et de ce qui laisse des empreintes dans notre monde comme dans nos vies. Et si les choses qui apparaissent comme les plus éphémères n’étaient pas les plus marquantes ? Cette nuit à 2h, il était 3h, quel éphémère avons-nous perdu ? Un regard échangé, une main attrapée, un rire partagé, un verre de liqueur, une caresse sensuelle ou tendre, un mot de trop qui déclenche un tourbillon. Toutes ces petites choses qui semblant complètement anodines engendrent des constructions importantes, des ruptures, des additions, de belles choses. Des éphémères qui laissent une empreinte en somme. L’éphémère comme un risque, d’ailleurs. Les éphémères, les insectes, ne peuvent pas voler sans mourir. Au moment où ils s’élancent en l’air, ils ne vivent plus. Et pourtant, c’est l’une des espèces vivantes les plus anciennes. Peut-être même plus anciennes que les dinosaures. Comme si ce message de l’éphémère était double : prend le risque de l’envol vers la beauté, et même si cela ne durera pas longtemps l’empreinte que tu laisseras dans le vivant sera indélébile.
Ce matin à 2h il était 3h et des éphémères se sont envolés. Certainement qu’un doute légitime vous étreint chers lecteurs et chères lectrices : cette lettre est-elle éphémère au point de simplement nous dire cela alors que la guerre, la campagne électorale et tous un tas de choses nous entourent ?
Patience les amis. N’ai-je pas précisé que l’éphémère était durable ? Pour le meilleur comme pour le pire. Et c’est en songeant à l’empreinte laissée par les mots que l’on croit éphémères qu’une intuition est venue : et si les mots violents qui sont aujourd’hui partout dans les médias, dans les bouches des politiques, sur les réseaux sociaux, préfiguraient une violence plus profonde et plus durable ?
Le très bel essai de Daniel Schneidermann “La guerre avant la guerre” (1936-1939) a d’ailleurs fini de renforcer cette intuition. Dans ce livre, Schneidermann ausculte comment la presse d’avant la deuxième guerre mondiale, à partir du déclenchement de la guerre d’Espagne change de lexique et par les mots que l’on croit pourtant éphémères préparent les esprits, tous les esprits au pire : la deuxième guerre mondiale. Comparaison n’est pas raison, mais les violences d’hier et d’aujourd’hui sont cousines. Profondément cousines. Et c’est alors que l’éphémère du printemps des poètes prend tout son sens.
L’éphémère positif comme négatif est durable, il appartient donc aux chanteurs, aux journalistes, aux romanciers, aux poètes, aux peintres, aux militants, de créer de l’éphémère qui combat la violence par la beauté. De l’éphémère qui émeut, qui transporte, qui met en mouvement, qui sublime, pour donner le courage et la force de gommer les empreintes de la violence pour y apposer celles de l’éphémère que nous aimons : celui qui fait battre nos cœurs d’humains, qui nous met en émoi et qui – forcément – même s’il est un risque laisse en nous une empreinte qui rend le monde plus beau. Ce matin à 2h, il était 3h et maintenant que nous sommes réveillés, il nous appartient de remettre les pendules du monde à l’heure. Avant qu’il ne soit trop tard.
Bon dimanche,
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