12 min

Raffarin : “La poésie est une sortie de soi même”

Jp Raffarin 04

Nouvel épisode de la bibliothèque des politiques. L’invité de ce mois-ci est un ancien Premier ministre qui aime le verbe et qui fut notamment célèbre pour ses raffarinades qui mettaient une forme de poésie dans le débat politique. Jean-Pierre Raffarin a reçu Guillaume Gonin pour un entretien virevoltant où il fut question de Jacques Chirac, de leadership et de François Cheng, de Régis Debray, de Raymond Queneau, de François Jullien et de plein d’autres choses encore. Un moment politique et poétique !

Photos Patrice NORMAND

L’occasion était trop belle. Plusieurs semaines durant, Jean-Pierre Raffarin a entretenu un certain suspense, publiant sur les réseaux sociaux les couvertures des livres de sa bibliothèque idéale du leadership, en prélude à la parution de son ouvrage sur le sujet. Un teasing efficace. Or, le responsable de la bibliothèque des politiques ne pouvait décemment laisser passer ce qui ressemblait à s’y méprendre à une invitation à cette chronique. Je lui ai donc proposé d’y participer. Par bonheur, il accepta promptement – et nous déborderons allégrement des seules bibliothèques, ne perdant jamais de vue, pour autant, le lien aux livres comme nourriture spirituelle. Nous recevant, Patrice et moi, dans ses bureaux parisiens, où tout nous rappelle son ouverture au monde – et particulièrement l’Asie –, l’accueil chaleureux tranche avec la grisaille extérieure.

“Racontez-moi : que faites-vous dans la vie ?”, s’enquiert celui qui fut le Premier ministre de mes années lycée – le plus étonnant étant moins cette question que la qualité de son écoute lors de ma (trop) longue réponse. Remarquant une biographie de Michel Rocard sur sa table, je lui évoque notamment le rôle décisif qu’a joué cet autre ancien Premier ministre dans mon propre parcours. Mon autobiographie terminée, je lui propose néanmoins d’entrer dans le vif du sujet à travers la genèse de ce livre qui semble lui tenir à cœur, pour de multiples raisons ; le point de départ d’une discussion inattendue, sinueuse et sincère, qui ravira le lycéen égaré qui sommeille en moi.

* * *

Monsieur le Premier ministre, à l’occasion de la publication de votre livre consacré au leadership, vous avez donc partagé sur Twitter une quarantaine de livres, dont un certain nombre en anglais. Cette recherche s’inscrit dans le cadre des cours que vous donnez à l’ESCP. Pour autant, j’imagine qu’il ne s’agit qu’une partie de vos lectures sur le sujet …

Jp Raffarin 03Jean-Pierre Raffarin : En effet, cette bibliothèque-là comporte environ 150 livres. Mais je me suis arrêté à quarante d’entre eux qui contenaient l’essentiel. Et vous avez raison d’en souligner l’aspect international : car, si mon cours sur le leadership est né l’ESCP, il a tout de suite été développé avec l’ENA de la province Québec, au Canada.

Je me suis donc ouvert à toute la littérature nord-américaine sur le leadership, notamment la Harvard Business Review. Dans la presse américaine, on vous incite sans cesse à devenir un chef, et on vous promet de vous donner les clefs pour y parvenir. J’ai ensuite donné ce cours à Shanghaï, à la European and Chinese Business School – qui est une institution intéressante car fruit d’un partenariat biculturel entre la Commission européenne et la mairie de Shanghaï. Enfin, je l’ai également enseigné à Abidjan. Ainsi, j’ai approfondi mes connaissances sur le leadership sur ces quatre continents que sont la France, et l’Europe, l’Amérique du Nord, la Chine et l’Afrique.

En commençant par les États-Unis.

Jean-Pierre Raffarin : Oui, c’est ainsi que je me suis trouvé à suivre Barack Obama, ses campagnes électorales, sa pensée et sa pratique du leadership. Et je l’ai vu en pratique, en assistant à ses prestations ! Avant lui, je m’étais intéressé à Reagan (Run, Run, Ronny), aux Clinton, à Trudeau, à Jean Chrétien …

Dans votre livre, vous évoquez ainsi le pouvoir du couple Obama, et du rôle particulier joué par Michelle.

Jean-Pierre Raffarin : Oui, c’est vraiment surprenant. Je les ai vus dans un moment assez intense, un breakfast annuel où toutes les religions se retrouvent pour communier, avec des représentants de chaque culte. Les Obama en étaient les maîtres de cérémonie, et ce qui était frappant était le silence total quand Michelle Obama prenait la parole, captant l’attention naturellement. Pas un bruit de fourchette pendant que la première dame parlait : elle crée l’évènement !

“Le secret du pouvoir réside aussi dans l’art de rester en retrait”

En lisant votre livre, on se rend compte que vous avez théorisé le leadership à rebours, après l’avoir exercé, vous aussi, naturellement.

Jean-Pierre Raffarin : Oui, il a fallu que je travaille beaucoup. Bien sûr, j’avais une pratique du pouvoir, mais je ne connaissais ni la pensée africaine, ni la pensée chinoise sur ces questions. Je n’ai donc cessé de me nourrir par la lecture, en lisant Léopold Sédar Senghor, Abdou Diouf ou la pensée traditionnelle chinoise.

Quel livre serait fondamental pour chaque continent en matière de leadership ?  Jp Raffarin 09

Jean-Pierre Raffarin : Pour les États-Unis, c’est « Leadership : the Barack Obama way », de Shel Leanne, qui perce le mieux son style de leadership. Pour la Chine, c’est un petit bijou : « L’art de gouverner » de Han Fei Zi, qui montre comment le secret du pouvoir traditionnel chinois réside dans l’art de rester en retrait, le “non-agir”.

Le chef est celui qui fait évoluer les choses de manière très discrète.

Un peu à la manière de la Reine d’Angleterre ?

Jean-Pierre Raffarin : Oui, mais avec des vrais pouvoirs. La Reine d’Angleterre a un prestige énorme qui lui donne du pouvoir sur les esprits, mais qui ne dispose pas des leviers d’action. Le chef traditionnel chinois peut décider la guerre, mais c’est la démonstration de la force qui lui faire remporter la guerre sans avoir à la livrer.

La dissuasion, donc.

Jean-Pierre Raffarin : Absolument. Pour l’Afrique, je retiens « Afrotopia » de Felwine Sarr : on y retrouve tout le paradoxe africain, entre impasse du passé et risques futurs. Au fond, l’Afrique est encore prisonnière de son passé, mais vit avec le pronostic d’être le continent de l’avenir. Donc c’est un écartèlement incroyable, toute la gravité africaine repose entre l’utopie et la tragédie. Pour ce qui est de l’Europe, enfin, « Le fil de l’épée » de Charles de Gaulle reste majeur.

Pourquoi de Gaulle plus qu’un autre ?

Jp Raffarin 07Jean-Pierre Raffarin : Parce qu’il a montré le côté inné du leadership : un caractère, un destin. Il a conceptualisé le chef avant le pouvoir, avec une force incroyable. Chez Churchill, comme chez Giscard d’ailleurs, que j’ai beaucoup fréquenté, il y avait aussi cette conscience d’un destin. Toute la famille Giscard d’Estaing donnait Valéry à la France. Comme Churchill qui disait qu’il n’avait pas peur pendant la guerre parce qu’il savait que son destin le protégeait d’un accident ! Chez de Gaulle, il est inscrit que le leader a une perspective.

Contrairement aux États-Unis, où tout s’apprend, tout ne serait que technique. Chez de Gaulle, c’est non ! Il a cette belle phrase : « au chef et à l’artiste, il faut le don façonné par le métier ». C’est intéressant parce qu’en Chine, on cache le don. Quand vous recevez une délégation chinoise, le chef n’est pas celui à qui vous serrez la main en premier, il se trouve dans le groupe, comme dissimulé.

Dans votre livre, vous évoquez aussi un modèle de leadership féminin. Êtes-vous persuadé qu’il existe ?

Jean-Pierre Raffarin : Oui, je suis convaincu qu’il existe un leadership féminin, avec ses propres caractéristiques. Certains livres, comme « Women and leadership » de Julia Gillard et Ngozi Okonjo-Iweala, en sont la preuve. Ce qui ne veut pas dire qu’un homme ne peut pas exercer un leadership féminin ou qu’une femme ne pourrait pas exercer un leadership de type masculin. Mais on retrouve de grands paramètres dans la communication, la sobriété qui font qu’on identifie, par exemple, Christine Lagarde ou Angela Merkel différemment de Nicolas Sarkozy ou Emmanuel Macron.

Auriez-vous pu écrire un chapitre sur le lien entre pouvoir et littérature, notamment en France ?

Jean-Pierre Raffarin : Oui, et même la culture dans son ensemble. Je ne l’ai pas suffisamment traité, c’est vrai. George Pompidou avait un lien très ancré avec la littérature, la poésie et l’art contemporain. Aussi, j’aurais pu montrer comment Jacques Chirac dissimulait son goût prononcé pour la poésie. En revanche quand je parle d’Asie j’évoque souvent celui qui est un Maître pour moi François Jullien dont le travail et les livres analysent brillamment les “écarts” entre les deux civilisations, chinoise et gréco-latine.

Avez-vous été témoin, avec Giscard d’Estaing par exemple, de l’incarnation très française du président-écrivain ?  Jp Raffarin 11

Jean-Pierre Raffarin : Oui. Mais même avant cela : « mon Rocard à moi », pour faire écho à vous-même, c’était Pompidou. Or, il faut garder en tête son parcours en Khâgne, à Normale Sup’, son compagnonnage avec Léopold Sédar Senghor. Pour ma génération, son prestige était immense, et il puisait dans les livres cette légitimité. Les livres étaient alors gage de compétence, d’utilité.

En ce qui concerne Valéry Giscard d’Estaing, il n’affichait pas son souci des belles lettres de manière professorale, mais plutôt comme un instrument de communication. Pour autant, quelle culture ! Avec lui, on ne visitait pas un village sans qu’il connaisse l’histoire de l’église, le cours d’eau qui le traverse … Sans cesse, il mettait le territoire dans l’Histoire. A vivre avec lui, on était témoin de la puissance de sa culture globale, au-delà de Maupassant et de son destin d’Académicien.

Et aujourd’hui ?

Jean-Pierre Raffarin : C’est quelque chose qui fait extraordinairement défaut, non ? On ne sent plus cette présence littéraire, culturelle, sauf dans quelques discours du Président comme celui prononcé pour l’hommage national à Jean d’Ormesson. C’est ce qui fait qu’en entendant Zemmour, certains ont l’impression d’avoir affaire à un homme cultivé.

Vous rendez hommage à Alexandre Musso, aussi, avec qui vous avez rédigé cet ouvrage. Pouvez-vous nous décrire votre relation ?

Jean-Pierre Raffarin : Alexandre est plus qu’une plume. Nous avons co-rédigé plusieurs chapitres. Ce livre est le fruit d’un dialogue, d’une maïeutique : il a été mon élève, mais il m’a appris comment bien interpréter ma pensée, tout en lui donnant une forme de modernité. Il m’a rendu le livre agréable. J’avais accepté que son nom figure sur la couverture, mais cela n’a pu être retenu.

Quand vous n’enseignez pas, quel type de lecteur êtes-vous ?

Jp Raffarin 16Jean-Pierre Raffarin : En dehors de la poésie, après ma période romantique (Chateaubriand, Lamartine…) je suis devenu un lecteur utilitaire. Je lis des essais, mais très peu de romans. Ainsi, un certain nombre d’auteurs me sont devenus familiers. Par exemple, je connais bien l’œuvre d’Edgar Morin, qui m’a éduqué. Je dirais même que beaucoup de raffarinades sont en réalité des “morinades”.
“Quand l’immédiat dévore, l’esprit dérive” m’a parfois été attribuée mais c’est du pur Morin !

De même, j’ai beaucoup lu Luc Ferry, Michel Serres, Jean-Claude Guillebaud, Regis Débray ou encore Jacques Attali,… ils voisinent avec nos grands classiques. Ces auteurs inspirent mon humanisme. On ne les trouve pas dans mon bureau, mais à mon domicile où sont les livres qui partagent ma vie. Ici c’est une bibliothèque de transit chez moi chaque livre a un domicile fixe, connu de moi.

“La politique est l’art de faire vivre les gens ensemble”

Qui d’autre peuple celle-ci ?

Jean-Pierre Raffarin : Je vous ai déjà parlé de François Jullien, le philosophe, d’une grande culture gréco-latine, qui est devenu un immense sinologue. Ses livres sont difficiles à lire, il faut certes s’accrocher. Mais une de ses conférences sur la pensée chinoise est lumineuse, et dans une langue accessible. C’est mon livre de chevet. J’ai de nombreux livres sur mes thèmes de prédilection : La Paix, la pensée asiatique, l’Afrique et bien sûr la politique.

Quel rôle a joué Jacques Chirac dans votre attirance pour la Chine et l’Asie ?

Jean-Pierre Raffarin : Nous avons été très proches sur ces sujets-là. En France il m’a envoyé partout le représenter, sans jamais me dire ce qu’il  Jp Raffarin 17attendait précisément de moi. En 2003, quand je me rends en Chine dans le contexte du SRAS, il m’a demandé auparavant de lui rendre visite à l’Élysée : nous avons passé un samedi entier à parler de la Chine ! Il ne voulait pas que je commette d’erreur dans un pays qui lui tenait tant à cœur. Une de ses thèses, par exemple, était que l’écriture la plus ancienne de l’humanité était en réalité chinoise, qu’on trouve sur certaines roches, dans des grottes. Il m’a ainsi transmis un certain nombre de convictions. Il vouait une vraie passion pour le Japon, aussi, dont il connaissait suffisamment la civilisation pour en comprendre l’influence chinoise.

Car Jacques Chirac était un anthropologue, en réalité : c’était ce Chirac-là que j’aimais, habité par les grandes questions culturelles plus que celui du RPR avec lequel nous étions en compétition à la fin des années 1970. Je l’avais découvert considérant le temps, d’élections cantonales en élections cantonales, et voilà que trente après je le découvrais réfléchissant en milliards d’années avec le professeur Coppens !

Vous a-t-il fait découvrir des auteurs ?

Jp Raffarin 02Jean-Pierre Raffarin : Oui, François Cheng, qui était un de ses maîtres à penser. Mais son goût pour l’anthropologie était dominant à l’Élysée. Par exemple, un de ses combats était d’empêcher l’ouverture des tombeaux en Chine tant que les technologies ne garantissaient pas la pleine conservation des richesses qui s’y trouvaient. Il était, en Chine, considéré comme un expert sur ces questions. Jacques Chirac était très sensible humainement, attentif aux questions qui se trouvaient derrière l’actualité politique, et notamment aux grandes questions de l’Histoire.

L’affrontement avec Giscard n’a pas servi cette dimension du personnage. En fait tous les deux se retrouvent dans une certaine vision de l’accompagnement des sociétés sur le long terme. Je me souviens avoir demandé à Jacques Chirac, quand il m’a nommé à Matignon, ce qu’il attendait de son Premier ministre. Sa réponse : “qu’ils ne se battent pas”. Il pensait à la cohésion sociale, il redoutait les violences, les débordements. Pour lui, la politique, c’était de faire vivre les gens ensemble.

Il avait donc les traits d’un leader asiatique, selon vos critères.

Jean-Pierre Raffarin : Oui. On suit la rivière, mais on n’en fait pas le cours.

Parmi les grands leaders que vous avez côtoyés, lesquels ont été les plus marquants ?

Jp Raffarin 18Jean-Pierre Raffarin : Par son statut et son histoire, le Pape Jean-Paul II avait quelque chose que les autres n’avaient pas. Lors de la béatification de mère Theresa, où je représentais la France, il était très fatigué, fermant les yeux la plupart du temps, tassé sur son fauteuil Mais lorsqu’on m’a annoncé, il a ouvert un œil, s’est redressé et a lâché : “N’oubliez pas les racines chrétiennes de l’Europe”. J’avais pris cela comme un coup de poing ! Xi Jinping impose son calme, Poutine impressionne, par ses yeux au laser qui vous pénètrent. Le pape François respire la bonté. Mandela semblait fait de l’alliance du silex et …du cristal. Enfant, Pierre Mendès France m’avait beaucoup marqué par sa discrétion, sa valeur morale, son rayonnement. J’avais compris qu’on avait affaire à un personnage exceptionnel à la manière dont les autres se comportaient par rapport à lui. Mais un leader a aussi besoin de circonstances, et certains n’ont pas eu le destin qu’on leur prêtait : Rocard, Léotard, Juppé …

Reste que ce dernier a quand même réussi à être le leader parfait de Bordeaux. A l’inverse, certains leaders n’ont pas beaucoup de consistance. J’ai participé à un diner lors duquel Jacques Chirac expliquait les enjeux du Hezbollah à George W. Bush Jr. : nous avions, là, un jeune étudiant face à un professeur !

Et hors du champ politique ?

Jean-Pierre Raffarin : Johnny, bien sûr ! Quand il entre dans une pièce, il y a un bruissement, c’est magnétique, vous le sentez dans l’air. Tout le monde s’agite ! Par sa présence, Johnny avait cette capacité de s’imposer à vous, une force à laquelle on a envie d’adhérer. Cela crée une forme de fraternité, on a tous une relation avec le boss. Chez Johnny, cette incarnation est unique. Il a exprimé toutes nos passions, nos tentations, évoluant au fil des années. (Il chante « qu’on me donne l’envie, l’envie d’avoir envie », en claquant des doigts, NDLR)

Comme adepte, qu’avez-vous pensé de ce monument à Bercy ?

Jean-Pierre Raffarin : Les plus intéressés s’en étant désintéressés, je m’en suis un peu méfié. Quand je vois qu’Eddy Mitchell s’en détourne, je reste prudent …

Revenons aux livres. Quelle relation entretenez-vous à l’objet ?

Jean-Pierre Raffarin : Ce qui me plaît, c’est de posséder la collection de livres d’un auteur. Quand, chez moi, je sens les dizaines livres d’Edgar Morin ou de Luc Ferry, mais aussi Tzvetan Todorov, Claude Levi-Strauss ou Alexis de Tocqueville, je me sens bien. J’aime faire le tour d’un auteur, le sentir présent dans ma bibliothèque. Ces livres dessinent le visage de ces auteurs. Luc Ferry a la générosité d’accompagner son lecteur d’un livre à l’autre en rappelant les articulations majeures de sa pensée.

Votre visage également ?

Jean-Pierre Raffarin : Peut-être, oui. Celui qui la regarde verra qui j’aime, qui je suis. Ils sont dix auteurs dominants, pas plus ! Ensuite, j’aime aussi posséder des collections thématiques, avec lesquelles je vis : la géopolitique, l’humour. Je rappelle que l’humour est le plus court chemin d’une personne à une autre. Quelle pauvreté que d’en être dénué ! Pour mieux rire, je relis souvent Thierry Le Luron, Robert Escarpit, Coluche, Alfred Sauvy,..

Plus tôt dans notre entretien, vous avez mis de côté la poésie. Pourquoi ?

Jean-Pierre Raffarin : En effet, parce que c’est assez difficile de définir mon rapport à la poésie. C’est une forme de besoin, mais qui est  Jp Raffarin 10intermittente. En poésie, je dois avoir deux ou trois recueils sur ma table de chevet, mais que j’ouvre quelques soirs par mois. En voyage, dans les avions, je prends deux ou trois recueils avec moi. J’aime beaucoup la poésie chinoise, par exemple : c’est la conjugaison toujours subtile du moine de la montagne et de la rivière. Le printemps et l’automne étant les périodes privilégiées.

Je trouve que c’est d’une très grande finesse, les images sont très vives en moi. En France, j’aime beaucoup René Char, qui est un esprit d’une clairvoyance remarquable, avec une plume à la fois légère et profonde. L’échange épistolaire avec Camus est un vrai chef-d’œuvre. La poésie, c’est une sortie de soi-même, une grande respiration. C’est un art supérieur.

“Les raffarinades, c’est le goût de la formule, j’aime l’esprit des mots”

Les raffarinades sont-elles une incursion poétique en politique ?

Jp Raffarin 06Jean-Pierre Raffarin : Vous tenez, là, quelque chose. Mais les raffarinades, c’est surtout le goût de la formule. J’aime l’esprit des mots. J’aime Queneau, Serres, Morin ou Debray aussi pour cela, ils jouent avec les mots en permanence. Ce sont des jongleurs ! Cette appétence est liée, au fond, au goût de l’improvisation. C’était d’ailleurs notre seul sujet de désaccord avec Jacques Chirac : il n’improvisait que très rarement et moi j’adorais cela. Sans prétention excessive, je suis un orateur, dans le sens où j’ai besoin d’être inspiré par une salle pour donner du relief à mon message.

On sent des regards malicieux, le public co-construit un discours avec vous ! Mais c’est un art : il faut savoir dire en très peu de mots l’essentiel des choses tout en respectant la musique et les paroles. Et comme dans toute pratique artistique, il peut y avoir du déchet, des lapsus, …Mais une improvisation puissante, par sa maîtrise et sa créativité, procure une immense et profonde joie.

Un conseil de lecture, pour terminer ?

Jean-Pierre Raffarin : « La sagesse des modernes », d’André Comte-Sponville et Luc Ferry, qui structure ma pensée. Je l’ai beaucoup offert, c’est l’un des plus beaux livres politico-philosophiques que je connaisse. C’est la dialectique entre humanisme et déterminisme, d’autant plus intéressant qu’André Comte-Sponville est un matérialiste finalement humaniste, alors que Luc Ferry est un humaniste partiellement matérialiste. Cela donne un très bon livre, où se trouve rassemblé l’essentiel !

* * *

A la fin de l’entretien, sentant une certaine disponibilité chez mon invité, j’ose une question que je me suis souvent posée : en 2002, n’aurait-il pas aimé être Premier ministre d’un grand gouvernement d’ouverture, avec des ministres socialistes ? Peut-on parler d’occasion manquée ?

« Peut-être … », me répond-il, pensivement. « Mais on ignore que Chirac était persuadé que la gauche allait remporter les législatives. Il pensait Jp Raffarin 14que la gauche s’était très bien comportée, que Lionel Jospin avait été exemplaire, et que les Français allaient les récompenser. Il y croyait dur comme fer ! Donc il a mis en place un “gouvernement de mission”, et nous avons gagné les législatives comme jamais. Et là, pouf, les marges de manœuvre ont disparu ! Là est le fond de l’affaire. » 

A défaut d’un gouvernement d’ouverture, Jean-Pierre Raffarin estime néanmoins que cette présidentielle particulière a donné lieu à une surprise du chef : sa propre nomination, qui « a décalé un peu le système : je suis issu de l’UDF et non du RPR alors dominant à droite, je suis un élu provincial et non un parisien ». Alors que, pris d’uchronie, je m’apprête à lui demander son casting gouvernemental alternatif pour 2002, il me ramène à notre sujet – les livres –, tenant à mentionner le rôle de sa sœur aînée, agrégée de lettres classiques, dans sa formation littéraire : « Mes parents lisaient, mais les livres ont véritablement fait irruption dans notre famille de quatre enfants, plutôt rurale, grâce à elle. Elle nous a apporté une certaine religiosité du livre. » Sur le palier de son bureau, il conclue ainsi : « Le livre est indispensable à la vie, mais je ne suis pas un lecteur désintéressé. En lisant je veux apprendre ! » Sauf en ce qui concerne la poésie, lui fais-je remarquer. Il me sourit en guise de réponse ; sur ce sujet, qui a tout du jardin secret, il m’a déjà confié ce qu’il consentait à partager. Le reste, lui appartient.

Laisser un commentaire