Ce mois-ci, dans ses regards sur le noir, Philippe Lemaire nous emmène en Australie. Une plongée passionnante dans le roman noir australien, et dans une littérature noire pleine de poésie.
Les auteurs des antipodes savent nous mettre la tête à l’envers. C’est que les brusques colères de la nature sauvage habituent les Australiens aux émotions fortes. Cette chaleur qui fait griller la brousse à des centaines de degrés, cette sécheresse qui tue, ces courants marins qui noient. Logique que les protagonistes de leurs romans aient souvent l’air de se demander s’ils ont bien fait d’être là. D’autant qu’ils apparaissent régulièrement amochés par leur passé, dans un ailleurs qu’ils ont fui ou dans un moment de l’Histoire qui les poursuit.
Dans « Canicule », titre-phare de Jane Harper, porté à l’écran en 2020, le héros déboule ainsi en plein drame dans le village de son enfance (un endroit perdu, ce n’est pas ce qui manque). Il est comme transporté dans l’espace et le temps, son expérience d’adulte en plus. Un crime non résolu le confronte à ses remords et ses secrets mal digérés, comme mis à nu. Ce même schéma de l’examen de conscience se retrouve de livre en livre, accommodé à la mode « aussie », entre Far West fantasmé et polar moderne, comme l’illustrent plusieurs parutions récentes.
La même Jane Harper, moins inspirée dans le mélo intimiste « Les survivants », son dernier livre (Calmann-Lévy, 2021), avait auparavant confirmé toutes les qualités de « Canicule » dans « Lost Man » (même éditeur, 2019). Cet homme perdu est un fermier égaré loin de son foyer, sans véhicule et sans eau, retrouvé mort par 50°C, desséché, dans l’ombre dérisoire d’une stèle funéraire. Un drame auquel l’auteure donne des proportions uniques en jouant de la topographie de l’« outback », des distances et du relief.
Sous cette chaleur vibrante, avec le plus proche voisin à une journée de route, une jalousie, un amour contrarié ou une dette peuvent mener au pire. Au milieu d’une galerie de personnages secondaires brutaux, Jane Harper introduit la voix dissonante d’un héros solitaire et rejeté, revenu expier sa propre culpabilité auprès de ses proches. Sans fausse note ni pathos excessif, elle développe de bout en bout une musique subtile, harmonieuse.
Avec « Des vies volées », Susan Allott remue, elle, le couteau dans les plaies mal cicatrisées de ce qu’on a appelé la « génération volée ». Après
l’Indépendance, depuis les années 1910 jusqu’aux 70’s, la police australienne a méthodiquement arraché des enfants aborigènes à leur famille pour les placer dans des foyers d’accueil régis par la maltraitance et les abus. Une politique d’assimilation forcée, une forme de génocide culturel, dont la mère patrie britannique avait posé les bases. Les excuses officielles du Premier ministre en 2008 ont à peine compensé le trop long silence de Londres et de Canberra.
Dans un va-et-vient entre deux époques qui recompose le puzzle initial, la romancière met en scène un quatuor infernal qui se déchire pour avoir trempé dans l’affaire. Un policier longtemps impliqué dans les enlèvements, son épouse, le couple d’à-côté qui a toujours fermé les yeux… La fille de ces derniers, trentenaire névrosée et sans attaches, est revenue de Londres en catastrophe : son père est soupçonné d’avoir fait disparaître la voisine au temps des rapts. Sa quête de la vérité donne une tournure policière à ce drame psychologique sur fond de scandale politique.
L’auteure, Britannique qui a vécu une longue parenthèse australe, y ajoute une dimension personnelle : le mal du pays, l’ingratitude de l’eldorado espéré, le choc de cultures, le cordon jamais coupé entre les deux nations. Dans un crescendo de confrontations, de ruptures et de fuites entre ses cinq personnages principaux, elle illustre les tiraillements de ces deux peuples, Britanniques et Australiens, que lie une Histoire lourde en violences tues ou tronquées.
Chez Chris Hammer (« Qu’ils brûlent »), l’énigme tourne autour d’une série de meurtres commis au grand jour, devant témoins, mais au mobile inexplicable. Dans une petite ville cernée de déserts, un jeune pasteur abat cinq de ses paroissiens à l’heure de célébrer l’office. L’auteur installe d’emblée une atmosphère de huis clos, avec en guise de murs des températures si élevées que l’horizon s’efface. Dans ce paysage figé, il introduit lui aussi un élément perturbateur, un journaliste venu se refaire une santé professionnelle en couvrant cette tuerie qu’il pense être un sujet facile.
Le romancier de Canberra signe un récit foisonnant, prenant, tout en changements de rythme. Les scènes de bravoure – dont un spectaculaire feu de brousse – alternent avec les moments d’introspection. Sur ce plan-là, le héros est gâté. Lui-même ancien chroniqueur politique et longtemps correspondant à l’étranger, l’auteur le montre opportuniste, égoïste, lancé dans une course aux révélations où il malmène ses sources et méprise la rigueur. Dans cette atmosphère poisseuse de ville fantôme, ce reporter moyennement sympathique a le temps de méditer les claques qu’il encaisse en série. Chris Hammer fait lui aussi ressurgir une page récente de l’Histoire australienne contemporaine, mal connue des Européens, et qu’il vaut mieux taire ici pour ménager le suspense. On sent très tôt qu’il nous mène vers une issue plus forte et plus originale qu’un banal drame de la jalousie, un conflit d’héritage ou une histoire d’enfant naturel. A l’arrivée, on n’est pas déçu.
Ces nouveautés sont dans la filiation d’un polar australien qui a maintenant valeur de classique, « Le dernier rêve de la colombe diamant », d’Adrian
Hyland (éditions 10×18, 2009). Avec sa formidable héroïne Emily Tempest, cet ancien prof de langues de Melbourne nous initie à la vie des Aborigènes comme Tony Hillerman l’a fait avec celle des Amérindiens. Fille d’un mineur blanc et d’une aborigène, donc sensible aux travers des uns et des autres, cette détective amateur spécialement délurée porte un regard moqueur sur sa double culture.
Aujourd’hui sexagénaire, Adrian Hyland a travaillé dix ans avec les communautés autochtones après ses études à la fac. Son roman, pimenté par un meurtre d’apparence rituel et des rivalités foncières, est nourri des impressions consignées au fil de ses aventures de jeunesse dans l’outback. Plein de verve et d’action, ce livre est un concentré parfait, sans doute inégalé, des mystères et de la poésie du désert australien.
Tous les regards noirs d’Ernest sont là.



