Rachel Khan est une artiste des mots. Elle publie “Racée”, un livre fort et intense sur le langage et sur le fait de mal nommer les choses. Nous l’avons rencontrée pour parler d’universalisme, de Romain Gary, d’Edouard Glissant, de Brassens et de désir. Un moment fort. A ne pas rater.
Photo Patrice NORMAND
Le jour où nous la rencontrons, Rachel Khan a quelques minutes de retard. Elle s’excuse. Plusieurs fois. Fait une blague et s’installe autour de la table de la salle de réunion des Éditions de l’Observatoire. Nous aurions dû la rencontrer dans ses bureaux de la Place, le centre culturel dédié au hip-hop qu’elle anime. Seulement voilà, les propos universalistes et lumineux de Rachel dans les médias n’ont pas plu et le collectif a fait un communiqué lunaire.
« C’est fou comme cette réaction démontre l’actualité de Racée », s’amuse l’essayiste. Les mots qui ont provoqué le courroux sont les suivants : « Je considère comme insupportable le discours victimaires des pseudos anti-racistes qui n’ont pour seul but que de diviser et de séparer ». L’autrice poursuit : « ce que je suis en train de vivre avec cette histoire est une mise en abime de ce que je raconte dans le livre. C’est intéressant. Tout ce que je raconte sur la Cancel Culture et tout ce que je ne peux pas dire. Il y a quelques années, j’avais écrit avec d’autres « Noir n’est pas mon métier », finalement, quelques années plus tard, Racée aurait pu s’intituler « Noir n’est pas une pensée ». Elle poursuit encore : « tu es assignée à des choses, tu n’as pas le droit d’en sortir ». Après avoir bien ri tout en s’étonnant de cette façon de disqualifier les gens, avec Rachel Khan nous sommes entrés dans le vif du sujet : son livre. L’universalisme. Le langage. La littérature. Romain Gary, Édouard Glissant, Albert Camus, et Georges Brassens ! Un entretien drôle, virevoltant et plein d’espoir !
Vous venez de vivre une polémique avec la Place, le collectif hip-hop que vous animez qui vous a reproché des propos universalistes… Cette assignation permanente des uns et des autres, c’est cela qui a déclenché il y a longtemps déjà l’envie d’écrire le livre ?
Rachel Khan : Oui totalement. Les gens ont pensé que le bouquin avait été signé il y a trois mois. En fait, cela fait deux ans. Comme par hasard la sortie tombe au moment des épisodes dramatiques de l’UNEF et des réunions no-mixtes etc… Je suis assez contente d’avoir sentie en profondeur cette nouvelle façon nauséabonde d’envisager le débat public.
Ce qui m’a intéressé dans le livre, c’est aussi le rapport avec Romain Gary. Et notamment avec ses mots sur le fait que sa couleur de peau ou celle des autres ne l’intéressait pas. Quand Gary écrit ça et dit cela on a l’impression que c’est une évidence. Aujourd’hui, on redécouvre cela comme étant quelque-chose de moderne… Comment expliquez-vous ce glissement ?
Rachel Khan : Je crois qu’il n’y a pas eu de transmission. Notamment littéraire. On a un vrai sujet sur cela. Quand je travaille avec les jeunes, je me rends compte que tout un patrimoine littéraire, un patrimoine de pensée qui n’a pas été transmis. Un vide a été créé. Ces pensées-là sont complexes. Plus qu’un tweet ou un tik-tok, donc une coupure a eu lieu à partir des années 80.
Cela veut-il dire qu’au-delà de votre parcours personnel, ces valeurs d’universalisme sont venues par la littérature et par l’école ?
Rachel Khan : Oui. Évidemment. En fait, j’ai eu un modèle d’universalisme fort qui sont mes parents. C’est une composante de mon être profond. Les gens veulent m’assigner dans un parti politique ou je ne sais quoi. Ils n’ont rien compris. Le modèle universaliste gambien musulman, juif noir chez moi. Quand à une table de famille on partage Matza et poulet Yassa, c’est un universalisme. C’est quand je sors de cela que je ne comprends pas le monde, en fait. Quand on me demande de faire un choix entre « noire et juive », je suis effarée.
Dans le livre, il est question des mots, du langage, avez-vous l’impression que les universalistes ont perdu une bataille du langage ?
Rachel Khan : La bataille a été perdue par les universalistes, oui. Les mots sont perdus. La parole est perdue quelque part. Je pars des mots car ils impulsent l’action. Ils sont le début de quelque chose. Si toute la journée on répète que l’on est racisé – ce qui ne veut rien dire – à la fin de la journée on risque de le devenir. Il faut donc se réapproprier tout cela. Redonner sens aux mots et réaffirmer comment certains mots comme « souchien », « racisé », « intersectionnalité » ou « minorité » sont là pour nous réparer. Rappeler aussi que la novlangue de ces mots fourre-tout qui ne vont nulle part est un danger. Je pense à « vivre ensemble » à « diversité » à « mixité et non-mixité ». Cela pour ensuite s’intéresser aux mots qui réparent (désir, intimité, créolisation, création, invisible) en ne nous figeant pas dans des identités meurtrières. Nourrir nos tenailles identitaires, insister en permanence sur le fait qu’il faille faire des réunions qu’avec des gens qui nous ressemblent etc… Cela nous conduit à une détestation plus grande encore.
“Nous sommes tous à la fois des îles et des marins”
Dans le livre, le mot « diversité » est présenté comme un mot qui ne va nulle-part, et le mot « créolisation » comme un mot qui répare. Si on n’y prend pas garde, on pourrait penser que ces deux mots sont synonymes et couvrent une forme de même réalité. Quelles sont les différences ?
Rachel Khan : Diversité ne va nulle-part car il est dans des discours ronronnant ou dans des dispositifs administratifs pour parler de quelque chose qui n’est pas la réalité. Les noirs et les arabes ce n’est pas la diversité. C’est pour cela que je m’amuse dans le livre en racontant l’épisode où un matin j’ai découvert dans la voix d’un autre que « j’étais de la diversité ». Ce mot est un mot qui ment. Il est dangereux en ce sens qu’il classe les gens et les essentialise à une seule chose.
La créolisation créée et définie au départ par Édouard Glissant, cela veut dire être dans une identité en mouvement où l’on a des rhizomes (c’est-à-dire des racines) qui nous sont propres mais parce qu’elles sont déjà mélangées c’est dans la relation que l’on construit son identité. La créolisation est la construction d’archipel en archipel. C’est comme si chacun de nous était à la fois île et marin, c’est-à-dire que l’on a le désir d’aller sur l’île de l’autre. C’est dans cet échange-là, dans ce mouvement-là que l’on créé une identité qui évolue au fil de l’existence. Cela faisant de nous tous des créolisés, donc des universalistes.
Il y a un mot passionnant aussi dans le livre. C’est le mot de « désir ». En quoi le fait d’habiter à nouveau ce mot peut nous aider à redonner force et vigueur à l’universalisme ?
Rachel Khan : J’aime quand les journalistes (ils sont rares) me posent des questions sur ce mot-là !
Ouf, je suis passé à deux doigts de faire une mauvaise interview (rires)
Rachel Khan : Non, mais vraiment, je suis sérieuse. Ce mot est crucial à mes yeux. Déjà le désir de vivre est universaliste. « Désir » est un mot lumineux. C’est aussi le désir d’être en vie. Les racialistes, les identitaires, les séparatistes, ont un problème avec l’idée de désir. En fait, ils veulent mourir. Il n’y a pas d’humour, pas de joie de vivre, pas de désir de l’autre. C’est une vie de merde qu’ils nous proposent. C’est cela qui nous différencie. Ce désir de rire, de jouir de la vie et d’être capable d’autodérision. C’est justement ce que Romain Gary appelle la « fringale de vie », ce désir d’aller vers l’autre, désir de création, mais aussi désir sensuel et charnel. Les séparatistes devraient parler plus de sexe, au fond ! (rires)
Plus largement, le désir, c’est aussi le désir de créer, le désir des belles choses. Ce qui nous maintient en vie, aussi, c’est l’esthétique. Pour le beau on peut déployer une énergie folle.
N’a-t-on pas oublié justement d’incarner, de rendre plus beau et plus désirable l’universalisme ?
Rachel Khan : Certainement que si. C’est la question de la transmission dont nous parlions. C’est peut-être, aussi, l’un des buts de ce livre. Le désir ne se décrète pas. Mais on n’a pas transmis assez la richesse de ce que tout ce que porte le message universaliste. Je fais cela avec les petits au collège ou en primaire.
Il est question de très nombreux auteurs dans le livre dont vous parlez avec joie et simplicité. Notamment Romain Gary. Cette idée qui ouvre son livre « Pseudo » selon laquelle nous sommes tous des additionnés me paraît être très présente dans le livre et chez vous…
Rachel Khan : J’ai découvert Gary avec « Education européenne ». C’est surtout l’autodérision qui me plaît chez lui. Mon livre préféré de lui c’est « Gros-Câlin ». De même dans « La Danse de Gengis Cohn », c’est fantastique. Cette capacité de parler simplement de choses complexe. Gary c’est le mélange de l’utopie et de la candeur. Et aussi le cynisme. Gary est inassignable. C’est cela que j’aime chez lui. Comme il est inassignable, il est libre, il est imprévisible. Tu ne t’attends jamais à ce qu’il va te dire. Ce rapport à l’imprévisible il nous faut le cultiver. C’est beau d’être une imprévisibilité. Gary c’est aussi cela. Je suis moi-même une imprévisibilité quand tu regardes l’histoire de ma famille.
Dans « Gros câlin », il manie cela à merveille. Mlle Dreyfus est guyanaise, elle s’appelle Dreyfus car « elle n’est pas coupable ». Et monsieur Cousin n’ose pas la draguer car sinon il pourrait passer pour raciste. C’est exceptionnel d’humour, d’irrévérence, de causticité et surtout de modernité. (Voir aussi le débat co-organisé par Ernest avec La Licra autour de Romain Gary dans lequel Rachel Khan intervenait)
Votre livre est un « essai »… Avez-vous pensé à l’instar de Gary à aller vers le roman ?
Rachel Khan : Je suis en train d’écrire un roman, justement. Racée est un livre plus politique. Ce sera l’histoire d’une femme (celle de mon premier livre) qui se retrouve dans un cabinet politique et qui fait face au monde d’aujourd’hui. Cela s’appelle « Mademoiselle Cacao ». Je suis allée sur le champ politique avec un essai qui est en fait un témoignage manifeste, au fond, car cela n’est pas théorique. J’avais besoin de situer où en était ma pensée. Cela va libérer ma plume pour le roman.
Comment vivez-vous le combat actuel et le fait de devenir une incarnation de l’universalisme ?
Rachel Khan : Si je ne mène pas ce combat, cela ne sert à rien que je sois « afro-yiddish » ! Je suis en accord parfait avec les fils à plomb qui me guident. Alors évidemment cela swingue un peu, mais comme j’ai l’impression d’être juste, je pense qu’il faut continuer.
Il y a aussi Glissant dans le livre. Qu’est-ce que représente Glissant pour vous ?
Rachel Khan : Je devais régler mes comptes avec lui (rires). J’ai travaillé avec lui sur un prix. C’est une rencontre fantastique. Il a un langage poétique. C’est très particulier de mettre dans les mots pas simplement ce que tu veux dire, mais aussi la vibration que tu veux donner. En fait, c’est là où Glissant est complexe, c’est que l’on ressent la vibration, sans forcément pouvoir bien appréhender le sens profond de son propos global.
Il a une pensée magnifique sur l’ouverture, sur le passé, le présent et le futur. Sur le passé il dit que nous venons tous du même poème, sur le présent que « seule la route connaît le chemin », c’est d’une beauté folle.
Je lui en « veux » car c’est une pensée ouverte qui est hermétique. C’est pour cela que je voulais tenter par mes mots de le rendre plus intelligible.
Une question a surgi en lisant ce que vous dites justement sur la créolisation et sur Glissant, c’est que vous le revendiquez, vous, en tant qu’universaliste, mais qu’il est aussi mis en avant par des multiculturalistes. Edwy Plenel par exemple prend Glissant en exemple pour défendre des idées en opposition avec les vôtres… Comment expliquer cette lecture opposée ?
Rachel Khan : Cela vient de la pensée hermétique, peut-être. J’ai découvert ces querelles à l’occasion du livre. Toutefois, la famille de Glissant a été contente de mon propos. Ils n’en peuvent plus de voir des gens s’approprier Glissant pour travestir sa pensée. La créolisation n’est pas ce que l’on nous dit habituellement.
Cet été je fais une émission sur France Culture « Avoir raison avec Glissant » pour replacer les choses. Créolisation met un mot sur des rapports qui s’entremêlent, s’entrelacent, s’accompagnent. C’est là, dans ces complications, qu’apparaissent de manière imprévue des sans mêlés, des gens indémêlables…Des racés.
Nous y sommes. Glissant n’est pas seulement un seul mélange, c’est la démultiplication de ceux-ci. Aux antipodes des replis identitaires racisés qui empêchent d’aller vers l’autre par la non-mixité, la créolisation répare parce qu’elle fait de la relation une identité et donne la valeur d’une nécessité aux conjugaisons avec l’autre.
“L’inattendu est à la source de la beauté”
Le troisième auteur en majesté dans le livre. C’est Camus. Gary, Glissant, Camus. La concordance entre les trois et le fait qu’ils vous parlent ne se situe – t-elle pas dans le pas de côté par rapport à la ligne directrice sur laquelle on les attendait ?
Rachel Khan : C’est une analyse très juste. Leur capacité à être libre. A aller là où ils n’auraient pas forcément dû aller. Je connais Camus par mon père puisque « L’étranger » est le premier livre qu’il a lu en français. Puis ma mère a nommé sa librairie « La boîte à livres de l’étranger ». J’aime son existentialisme. Il s’est dessiné une existence. Celle qu’il voulait.
Y-a-t-il d’autres auteurs avec lesquels vous dialoguez au quotidien ?
Rachel Khan : Oui. J’aime beaucoup Maupassant. Il était un peu fou…
C’est cela qu’il vous plaît non ? (Rires)
Rachel Khan : Oui un peu, il faut bien l’avouer. Et aussi la lucidité profonde qu’il a sur la part d’ombre et de cruauté de chacun de nous. C’est un peu comme Brel ou Brassens. Ils sont doux mais intraitables sur le genre humain. On peut être universalistes et ne pas être dupes des travers de l’humanité.
C’est en connaissant les faiblesses que l’on aime ensuite les forces. Dans les auteurs sur lesquels je reviens, il y a aussi Hugo, Cohen, Chateaubriand. J’aime aussi Modiano qui renoue son histoire avec les mots et la mystique littéraire.
Pour vous, c’est quoi un bon roman ?
Rachel Khan : Il faut de l’humour. Il faut être surpris. Il faut de l’inattendu et nous parler d’une façon dont on n’avait pas vu. Le bon roman travaille sur le point aveugle.
L’inattendu est donc une part obligatoire de la beauté ?
Rachel Khan : Oui. C’est par l’émerveillement que surgit le beau. La nécessité du beau de Victor Hugo dit cela.
Vous avez aussi apporté le livre des chansons de Brassens… Pourquoi ?
Rachel Khan : J’aime son regard politique sur la société. Cette langue, ces mots sont fantastiques. L’ambiance de sa musique me change des « ta mère la pute » etc. de la musique d’aujourd’hui… Sur Brassens, il y a le réconfort, il y a la force du regard sur les hommes, les femmes, les relations, la politique aussi. « Mourir pour des idées” est un chef d’œuvre ! J’aime son courage de dire des choses extrêmement acides avec une poésie d’antan !
Quid des écrivains d’aujourd’hui ?
Rachel Khan : A ma plus grande surprise, j’aime bien Amélie Nothomb et son univers. L’écriture de Delphine Horvilleur est fabuleuse. Elle est totalement inassignable, elle est grandiose. (Lire notre entretien dans la bibliothèque de Delphine Horvilleur ici).
Racée, Rachel Khan, éditions de l’Observatoire, 16 euros.
Tous les entretiens d’Ernest sont là.