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L’angoisse du romancier au moment de la métaphore

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Dans ce nouvel épisode du cabinet des mythologies littéraires, Paul Vacca métaphorise. Ou pas. Et surtout, il se demande comment la métaphore peut ou non exister. Et si un complot existait contre cette figure de style ? Quelle angoisse ! La même que celle du gardien de but au moment du pénalty ! Vivifiant.

Mythologie Littéraire n°6 : la métaphore

C’est un statut, aperçu il y a quelques années sur Facebook — vous savez, ce réseau social où le mot « ami » doit être pris au sens métaphorique — qui nous a incidemment mis sur la voie. Visiblement, quelque chose se tramait contre la métaphore.

 

Qui utilise encore des métaphores dans les romans ?

La métaphore est morte.

Ce statut reçut de nombreux petits pouces bleus – signifiant métaphoriquement “j’aime” – et moult commentaires appelaient à sa disparition. La métaphore, de toute façon ringard, dépassé, has-been. De la métaphore faisons table rase.

Un complot contre la métaphore

Bref, une sorte de conspiration s’ourdissait sourdement. Mais qui étaient ces complotistes ? On a cru comprendre qu’ils se définissaient comme les tenants du roman vrai – qui visiblement à leurs yeux constituait aussi le vrai roman. Pour eux, la métaphore, en tant que figure rhétorique de la comparaison, était un outil artificiel et inutile dans l’économie narrative d’un roman aujourd’hui. Un travestissement ou une béquille. Au mieux une affèterie d’un autre âge. La « vérité », pour eux, réside dans le mot pur garanti sans comparant inutile. C’est seulement débarrassé de son vernis et de ses effets de style métaphoriques que le texte peut espérer atteindre au réel. À la métaphore, ils préfèrent l’« écriture blanche » [1], le « style dégraissé » ou encore « l’écriture à l’os ».

Soit. Toute révolution est bonne à prendre. Mais, curieux, on s’est aussitôt demandé si beaucoup de romans survivraient au dogme du 0% métaphore.

L EtrangerExit, toute la littérature de geste et les cycles médiévaux, le Don Quichotte, les romans picaresques et les contes passeraient par-dessus bord ; toute la littérature libertine et préromantique du XVIIIème sombrerait elle aussi corps et biens ; puis l’ensemble des romans du XIXème, populaires ou non, les romantiques évidemment mais même les plus « réalistes » ou plus « naturalistes » d’entre eux, car avec des titres comme La Bête humaine, l’Assommoir ou La Curée ils seraient immédiatement mis à l’index pour hérésie métaphorique avant même d’être ouverts.

Quant à La Recherche du Temps perdu, inutile de préciser qu’un dégraissage métaphorique risquerait de réduire l’œuvre à une simple phrase sur un ticket de métro : « Longtemps je me suis couché de bonne heure pour devenir écrivain à Temps ».

Les flux de conscience de Clarissa dans Mrs Dalloway  de Virginia Woolf comme ceux de Molly dans Ulysse ne pourraient pas non plus être sauvés.

L’Étranger de Camus quant à lui résisterait plus longtemps à l’opération. Car il faut un œil exercé pour y débusquer ici ou là quelques éclats métaphoriques tant le narrateur se tient à la surface des choses, s’il n’y avait les deux lignes comparatives ténues, fondues dans le texte comme des motifs cachés dans un tapis, autour des deux éléments « mer » et « soleil » (dont le nom du héros « Meursault » constitue en quelque sorte l’antonomase) : « une cymbale de soleil », «  les cargos dans le port brûlant de soleil », « j’étais noyé dans le bruit »…

Cherchant désespérément à sauver ne serait-ce qu’un roman des mains des conspirationnistes anti-métaphore, on se saisit CVT Passion Simple 6831alors de Passion simple d’Annie Ernaux. Confiant. Presque les yeux fermés. On l’ouvre au hasard, parcourant les pages, fasciné par cette écriture précise et sèche, rétive à toute libido metaphorandi. Une maîtrise parfaite. Aucun sortie de route métaphorique. Quand, soudain, au moment de refermer le livre, c’est le drame ! On parcourt le prologue, et patatras, on la voit qui se tient là, cachée en pleine lumière, telle la lettre volée d’Edgar Poe : oui, une sublime métaphore sur l’acte d’écrire se tient sur le seuil du livre [2].

Alors le doute s’immisce. Peut-on seulement écrire un roman sans métaphore ? D’ailleurs les complotistes du « roman vrai » ne sont-ils pas les premiers à pécher contre leur dogme. Le « style dégraissé », l’«écriture à l’os », ou même l’« écriture blanche » ne sont-elles pas elles-mêmes des expressions métaphoriques ?

Balayez les métaphores comme des feuilles mortes !

Pourtant l’idée est bougrement séduisante. Un roman sans métaphore, voilà un défi qui devrait faire sauter au plafond les amateurs de gageures littéraires : oulipien en diable, son thème pourrait être opportunément celui de la disparition de la métaphore.

Ce roman pourrait explorer ce que serait un monde débarrassé de toute métaphore, où les mots ne seraient plus porteurs que de leur propre Mark Timberlake MlKx3F4rzcc Unsplashsignifié, sans croisements ni passerelles possibles. Ce pourrait être une merveilleuse dystopie.

Mais on souhaite bon courage à celui qui s’y attellerait. Car sa rédaction serait inévitablement un calvaire. Car comment être sûr qu’il n’existerait plus nulle trace de métaphore, même fossilisée, se glissant dans les pages du livre ? Faut-il considérer qu’« un pied de chaise », « une voix claire », « un matin calme » où les « bras d’un fauteuil » sont des expressions métaphoriques ?

On pense inévitablement à Georges Perec qui confessa avoir longtemps été hanté par le cauchemar d’avoir laissé passer un “e” dans La Disparition. N’oublions pas que c’était avant le traitement de texte. L’informatique et la simple fonction « Rechercher » lui auraient évité bien des nuits agitées.

En revanche, pour traquer les métaphores, aucun traitement de texte ne pourrait être d’un quelconque secours. Et en attendant d’inventer le robot boosté au deep learning capable de débusquer toute métaphore, le zéro-métaphore pourrait n’être qu’une belle intention.

La disparition de la métaphore est un horizon certainement inatteignable. Car dire que la « métaphore est morte » constitue là aussi une métaphore. Comme si elle ne pouvait se résoudre définitivement à disparaître même dans l’énoncé de sa propre mort. Tuez la métaphore, elle renaît toujours de ses cendres.

Cela pourrait même constituer un précepte paradoxal à ajouter au How to write good de Frank L. Visco dont nous avons parlé dans la Mythologie 3 sur le style : Balayez les métaphores comme des feuilles mortes !

Le métaphore-porn

1 MeOjoBO MbseKUcv1b JgTrêve d’ironie. On a décrit les anti-métaphores comme d’horribles ayatollahs. Soyons honnêtes, face à certaines métaphores – qui virent parfois au métaphore-porn [3] – on peut tout à fait comprendre ces envies de table rase, de pureté, d’ascèse, de détox en somme.

Pour autant, faut-il considérer la métaphore en tant que telle comme l’ennemi de la vérité romanesque ? Certes, par essence, elle introduit quelque chose d’exogène à la ligne claire du texte. En tant qu’elle « présente une idée sous le signe d’une autre idée » selon les terme de Fontanier [4], ou qu’elle accole un « comparant à un comparé » [5], la métaphore ne vient-elle pas nécessairement « recouvrir » le texte littéraire d’une couche que l’on peut juger superflue ou occultante ? Son caractère ouvertement artificiel ne porte-t-il pas fatalement le roman vers l’artificialité ?

Pas si sûr. Et ce n’est pas là son moindre paradoxe. Dans un passage du Temps retrouvé, Proust souligne au contraire tout ce que la vérité doit à la métaphore…

« On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets qui figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne commencera qu’au moment où l’écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, […] en rapprochant une qualité commune à deux sensations, il dégagera leur essence en les réunissant l’une et l’autre, pour les soustraire aux contingences du temps, dans une métaphore… […] La littérature qui se contente de « décrire les choses », de donner un misérable relevé de leurs lignes et de leur surface, est, malgré sa prétention réaliste, la plus éloignée de la réalité »

Donc, si certains estiment que la métaphore ne peut que recouvrir la vérité, Proust pense au contraire qu’elle permet de la recouvrer. La différence, si elle tient à une seule lettre, est pourtant de taille : la métaphore n’est pas nécessairement un voile, elle peut devenir dévoilement.

Joue-la comme Marlowe

MarloweLa métaphore pouvait être au contraire un outil au service de la vérité ? Qui de mieux placé pour nous répondre qu’un détective privé ? Et qui plus est, l’un des plus célèbres private eye — appellation certifiée métaphorique — de la littérature. Qui  (outre son colt) utilise la métaphore comme outil d’investigation et de dévoilement : Philippe Marlowe.

Dans Le Polar Américain, la modernité et le mal[6] , remarquable essai sur la littérature hard boiled, Benoît Tadié montre en quoi la métaphore chez Raymond Chandler notamment agit comme un sérum de vérité. A travers le regard de son détective Philip Marlowe, elle lui permet d’exposer – et donc de dévoiler – « le matériel sous le spirituel, le sexe sous le sentiment, le mensonge sous les grands mots, la corruption sous la loi, l’anarchie, le réel saumâtre caché derrière les belles apparences » de la société puritaine et corrompue. La métaphore dans la bouche de Marlowe débusque « les détails trompeurs du monde extérieur.»

Pour traquer les pratiques des flics :  

« C’était le genre de flic qui crache sur sa matraque

tous les soirs au lieu de réciter des prières. »

 

Ou la vacuité des hommes politiques 

« La rue était aussi vide que la tête d’un membre du Congrès. »

 

La concupiscence des bigots :

C’était une blonde. Une blonde pour laquelle un évêque aurait défoncé un vitrail à coup de pied.

 

Sous la plume de Chandler, Marlowe devient grâce à ses métaphores « la conscience perspicace et ulcérée d’un monde dépravé.»

Un monde d’ailleurs tout entier travaillé par la métaphore géante – une méta-métaphore ou une immense métaphore filée – de la jungle ou de l’underworld [7] où officie un Philip Marlowe à la langue particulière :

C’était ma voix, mais quelqu’un s’était servi de ma langue comme papier de verre.

Le « papier de verre » devient alors le motif métaphorique du travail de la métaphore chargé de faire surgir une vérité cachée sous la surface vernie des apparences.

L’angoisse du romancier : entre infiniment petit et infiniment grand

Mais à quel prix le romancier peut-il devenir un bon détective privé ? Car évidemment toute métaphore ne produit pas, ipso facto, cet effet souhaité de dévoilement.

Il y a peut-être avant toute chose un impératif éthique comme pour un détective privé. Car on pourrait dire pour la métaphore littéraire ce que Godard exprime à propos du travelling au cinéma : c’est une question de morale. Du dévoilement au dévoiement de la métaphore, il n’y a qu’un pas. Car si certaines métaphores ont cette capacité de dévoilement de la vérité en nous éclairant le monde, d’autres se contentent de dévoiler l’ego suprême du romancier qui fait rutiler les mécaniques de sa métaphore. Une métaphore qui tourne à vide, ivre d’elle-même et de ses effets poétisants, nous apprend moins sur la vanité du monde que sur celle de son auteur.

Aaron Burden Y02jEX B0O0 UnsplashMais il y existe également un impératif technique qui peut être une source d’angoisse infinie pour un romancier. Car au moment de donner naissance à sa métaphore, il est naturellement pris entre deux exigences contradictoires : le fait d’être suffisamment novateur et inventif pour que sa métaphore surprenne… tout en restant suffisamment évident pour que sa métaphore jouer son rôle de comparant. Une ligne de crête tout en lui livrant une évidence. Bref lui livrer une évidence qui le surprenne. La quadrature du cercle, en somme.

Le champ d’action du romancier est alors encadré par deux périls : d’une part, la menace du dérisoire où sa métaphore trop évidente ne sera qu’un cliché de plus ajouté au bavardage du monde, et d’autre part, le risque de l’évanescence où sa métaphore  trop surprenante risque de rester à jamais incomprise des hommes.

La métaphore romanesque développe son espace entre le prosaïsme du cliché et l’incommensurable de la poésie, entre le lieu commun et le hors-sol, entre la métaphore étriquée où « la tête bourdonne et le sang cogne aux tempes » et l’espace infini où « la terre est bleue comme une orange ».

Reste que ce principe simple peut ouvrir la voie à des arbitrages infinies et vertigineux. Comment savoir que notre métaphore n’est pas un cliché ? Fuir un cliché nous garantit-il jamais de ne pas céder à un autre ? Jusqu’à l’ultime question angoissante entre toutes : toute métaphore n’est-elle pas finalement vouée à être un cliché ?

Pour le romancier, la métaphore consiste parfois en une traversée du cliché. Ne pas s’y arrêter, lui redonner vie. Contrairement au poète, pourvoyeur d’illuminations, la métaphore n’est pas pour lui une affaire d’éclat, mais une question d’harmonie. Car si pour le poète, la métaphore peut s’apparenter au beau geste, à l’acte gratuit, dans le roman elle fonctionne à la manière d’un instrument de musique.

Inscrite dans la trame du récit, la métaphore développe ses notes, cherchant à établir une vibration, une longueur d’ondes, une harmonie entre le récit et le lecteur. Puis au fil du récit chaque métaphore se déploie comme autant de notes posées sur une partition musicale formant un morceau. Dans l’espoir que chacune d’entre elle porte un peu plus le roman tout entier vers la réalisation de sa propre métaphore, à savoir l’Idée du roman, enfouie dans le texte.

Celle qui sommeille discrète mais impérieuse entre les lignes du texte dans l’attente que chaque lecteur la réveille et la révèle.

[1] « Écriture blanche » que nous évoquions d’ailleurs dans notre Mythologie Littéraire n°5 à propos de la Page Blanche

[2]  « Il m’a semblé que l’écriture devait tendre à cela, cette impression que provoque la scène de l’acte sexuel, cette angoisse et cette stupeur, une suspension du jugement moral » Annie Ernaux, Passion Simple (Folio, p.12)

[3] On pense notamment à celle-ci tirée du dernier ouvrage de notre ministre de l’Économie et des Finances :

Il [Emmanuel Macron]se tut, me fixa de son regard bleu sur lequel glissaient des reflets métalliques, comme un lac accablé de soleil dont il aurait été impossible, sous le scintillement des reflets, de percer la surface. »

[4] Fontanier, Les Figures du discours 1821-1830 (Champs Flammarion)

[5] Comme dans cet exemple. In præsentia « Ce député est un lion », le comparant  étant le lion et le comparé  le député ; ou in abstentia (où le comparé est passé sous silence) : « Le lion entra dans l’hémicycle » ; ou encore « Le député rugit sur le perchoir »

[6] Le Polar Américain, la modernité et le mal (PUF, 2006)

[7]  Qui font écho aux mythologies de Sodome, de Babylone, des cours des miracles médiévales, des bas-fonds des Mystères de Paris d’Eugène Sue ou des sous-sols dans les romans gothiques…

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