Nous avons tous une faille Bacri. Cette semaine Jean-Pierre Bacri, acteur et scénariste emblématique du cinéma français des trente dernières années s’en est allé. L’émotion a été à la hauteur du personnage. Du personnage, de l’acteur, de l’auteur, certainement. Mais pas seulement. Ici, nous dirions même qu’au-delà de toutes ces raisons logiques, réelles et méritées, il y en a une autre bien plus difficile à voir au premier abord, mais qui en fait est LA raison principale de notre impression d’avoir perdu un ami, un oncle, un camarade de réflexion.
Bacri apparaissait comme un bougon. Du moins dans les rôles dans lesquels il excellait. Râleurs français que nous sommes, cela nous touchait peut-être. Mais de bougonnerie, il ne s’agissait pas vraiment. C’était plutôt une forme de pessimisme joyeux. “La vie ce n’est pas Dysneland” avait-il déclaré dans un entretien. Mais ce n’était pas cela non plus qui nous parlait chez lui.
Chez l’homme Bacri, dans ses interventions, dans ses prises de paroles, mais aussi dans les dialogues ciselés de ses films, dans les rôles qu’il a interprétés, il y avait aussi et surtout une intranquillité réconfortante, la beauté du doute, la beauté de la faille, l’humour envers les autres et envers soi. Cet humour comme capacité d’autodérision qui est LA déclaration de la supériorité des hommes et des femmes sur ce qui leur arrive, comme disait l’autre. “Ma gueule fait la gueule, c’est ainsi”, s’amusait d’ailleurs l’acteur. Il acceptait de boiter, de douter pour conquérir.
Bacri, malgré lui, était le reflet et le miroir de nos failles, de nos doutes, de nos peurs, de nos joies et de nos peines dans ce qu’il avait d’humain et dans le regard non pas désabusé mais réaliste (au sens de Clément Rosset; c’est-à-dire que le réel est tel qu’il est et qu’il nous appartient de le rendre plus beau, plus joyeux, pas de s’en lamenter) qu’il portait sur le monde.
Plus largement, si cette disparition nous touche plus aujourd’hui qu’elle n’aurait pu nous toucher à un autre moment c’est aussi, peut-être, parce qu’ensemble nous sommes tous dans une forme de Saudade. Ce si joli mot portugais qui désigne un sentiment complexe au sein duquel s’entremêlent la mélancolie, la nostalgie, et l’espoir. Au démarrage de cette pandémie, nous rêvions au monde d’après, maintenant nous regrettons le monde d’avant.
L’intranquillité, la faille Bacri est devenue l’apanage de tous. Nous sommes tous des intranquilles. Nous pourrions le regretter, nous dire que décidément les failles et les intranquillités nous ennuient et nous mettent en danger. Ce serait une interprétation possible. Ce matin, nous avons toutefois envie d’en proposer une autre. Et si dans ce monde de l’hyper contrôle où l’économisme est roi, où les toutes les précautions sont bonnes et où finalement la loi du plus fort prédomine, nous profitions de cet instant intranquille et de notre faille Bacri pour nous repenser.
Pour se dire que nous préférons la masculinité fragile d’un Bacri à celle virile de Rambo, que nous nous aimons savoir qu’il y a des failles, des moments incontrôlés et incontrôlables qui sont effrayants mais que nous les surmonterons et que nous en tirerons du positif. Pour se dire aussi que l’intranquillité est la source future de notre solidité. Prenons, par exemple, le fil à plomb outil par essence intranquille car en mouvement, mais qui à la suite de sa ronde revient à la perpendiculaire solide, avant de repartir dans un mouvement nouveau. En somme, soyons “ivres de nos faiblesses” n’ayons pas peur – individuellement et collectivement – de ce vertige et de cet horizon flou et incertain qui nous étreint actuellement. “Le monde, ce tas de fumier de forces instinctives, qui brille malgré tout au soleil en tons pailletés d’or et de clair-obscur”, écrit Fernando Pessoa dans son célèbre livre de l’intranquillité. Comme pour nous dire à quel point, il nous faut habiter, tel Bacri notre intranquillité et nos failles. Ainsi, seulement nous grandirons. Ainsi, seulement, en épousant nos failles et nos incertitudes nous pourrons construire. Certainement que ce viatique mâtiné d’humour nous aidera à faire face. Individuellement et collectivement. Intranquilles ensemble.
Bon dimanche intranquille et créatif,
L’édito paraît chaque dimanche matin dans l’Ernestine, notre lettre dominicale inspirante (inscrivez-vous c’est gratuit, et c’est ici), et le lundi sur le site. Abonnez-vous.
Tous les éditos d’Ernest où la littérature dialogue avec le monde et où le monde dialogue avec la littérature sont là.