“Entre ici Paul Vacca avec ton cortège de Mythologies”. C’est notre incipit. Écrivain, essayiste, scénariste, chroniqueur pour la presse, Paul Vacca est un touche à tout, esprit vif et acéré, plein d’humour. Auteur des magnifiques La petite cloche au son grêle et Au jour le jour, c’est un ravissement de l’accueillir dans les colonnes d’Ernest. Il analysera une mythologie de l’écriture et de la littérature. Bienvenue ici Paul. Première mythologie : l’incipit. La première phrase sert-elle vraiment à quelque chose ? D.M.
Mythologie 1 : La première phrase
Longtemps, la première phrase s’est couchée de bonne heure attendant discrètement sous la couverture du livre que l’on vienne la réveiller. Elle se tenait bien en place en première ligne pour accueillir les lecteurs avec la lourde responsabilité de les faire passer dans un nouveau monde.
Puis, elle a eu des envies de liberté. Elle a pris goût à la fugue, a voulu s’émanciper, clamer son autonomie. Jusqu’à faire sécession et voler de ses propres ailes. On l’a ainsi retrouvée sur des tee-shirts, des affichettes, des cartes postales, des statuts sur les réseaux sociaux, des mèmes, des gifs et autres jpeg que l’on se partage… Et avec quel succès : elle est devenue virale, hautement instagrammable épousant le destin d’une influenceuse qui collectionne les likes ou d’un groupe de K-pop coréen avec sa fanbase.
Libérée sur les réseaux sociaux, la première phrase se mue en signe de reconnaissance, en clin d’œil complice, en signe kabbalistique entre initiés. A peine prononcé « Longtemps je me suis couché de bonne heure [1]», « Doukipudonktan, se demanda Gabriel excédé [2]» ou « It is a truth universally acknowledged that a single man in possession of a good fortune must be in want of a wife [3]» une connivence s’installe.
Sous son appellation savante latine d’incipit, on la dissèque dans des ouvrages érudits ou on la collectionne comme autant de papillons admirant leur différentes formes, diaprures ou chatoiements.
Il y a les majestueuses
« C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar [4] » ;
il y a celles qui bousculent
« J’espère que ce livre ne sera jamais lu [5]» ;
celles qui interpellent
« Résister ? [6] » ;
celles qui apostrophent
« Tu vas commencer le nouveau roman d’Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur. Détends-toi [7]» ;
celles qui ouvrent sur un grand surplomb métaphysique
« Nous voici encore seuls [8]» ;
celles qui se drapent de solennité
« Ne souhaite pas, Nathanaël, trouver Dieu ailleurs que partout [9]» ;
celles qui vous embarquent
« Le 24 février 1815, la vie de Notre-Dame de la Garde signala le trois-mâts le Pharaon, venant de Smyrne, Trieste et Naples [10] »,
celles qui vous clouent
« Un spectre hante l’Europe : c’est le spectre du communisme [11] » ;
celles qui interrogent
« Bon par quoi on commence ? [12] » ;
celles qui prennent des pincettes
« J’ignore si tu prendras grand intérêt aux pérégrinations d’un touriste parti de Paris en plein novembre [13] » ;
celles qui vous réveillent :
« Braoum ! [14] » ;
celles qui vous mettent à l’aise
« Je suis allé pisser [15] » ;
celles qui vous envoûtent
« Je sortais d’un théâtre où tous les soirs, je paraissais aux avant-scènes en grande tenue de soupirant [16] » ;
celles qui vous téléportent
« Ça commence au bout du monde [17] »…
Une variété sans fin puisque évidemment il y en a autant que de livres. Et toutes commencent un roman, mais chacune le fait à sa façon…
Mais alors qu’est-ce qui différencie l’incipit d’une simple citation, d’un aphorisme, d’un épigramme ou de toutes les innombrables phrases qui lui succèdent dans l’ouvrage ? A quoi peut-on bien reconnaître une première phrase ? Qu’a-t-elle au fond de particulier que les autres phrases n’ont pas ? Possède-t-elle une essence propre ? Sinon le simple fait d’avoir été élue première phrase par contingence : parce qu’il fallait bien commencer par quelque chose…
Une alchimie particulière à la première phrase ?
Et si, pourtant, il existait une alchimie particulière à la première phrase, un algorithme ou de code secret ? Un je-ne-sais-quoi qui fait qu’une première phrase n’est pas tout à fait comme une autre. Qu’est-ce que ce pourrait-être ?
Ce serait peut-être d’abord une vibration particulière, une aura d’évidence. « Mrs Dalloway dit qu’elle se chargerait d’acheter les fleurs [18] », « Calypso ne pouvait se consoler du départ d’Ulysse [19] », ou bien « Ça a débuté comme ça [20] » pouvaient-elles être autrement ? Ne sont-elles pas irréfutables ? Comme si elle était émise d’une voix assurée, sûre de son fait : la force tranquille de l’incipit. Une forme d’imperium qui leur vient peut-être de leur sens de la mission qu’elles partagent toutes : celle d’ouvrir, d’accueillir, d’être une passerelle pour les lecteurs vers un nouveau monde.
Ce pourrait être aussi une dynamique particulière, une force intérieure que l’on ressent à la lecture d’une première phrase : un effet de bascule. L’incipit est une trappe, elle nous fait basculer dans le monde de la fiction en suspendant notre incrédulité. « Il était une fois… » est comme un tremplin nous projetant dans le récit à venir. Quelque chose qui nous dit – parfois en filigrane – que quelque chose va assurément se passer. Avec une simplicité et assurance elle fait naître en nous la prescience d’un conflit, une source subtile d’intranquillité. « Jack Torrance thought : Officious little prick [21] ». Et miraculeusement cet effet de bascule est produit avec une économie de moyens admirable « Les fenêtres de l’immeuble d’en face sont déjà éclairées [22]. ». (Ici c’est le « déjà » qui porte à lui seul cet « effet de bascule ».) La première phrase ne nous dit pas, elle nous suggère qu’un récit arrive.
Mais peut-être encore reconnaît-on une première phrase à un état d’esprit, celui que l’on manifeste lorsqu’on se sent investi d’une mission, un subtil mélange d’arrogance et d’humilité.
Car déjà, il faut faire preuve d’une immense arrogance pour être une première phrase. Un aplomb formidable pour rompre le silence et assumer la question : « Pourquoi ce roman plutôt que rien ? ». En ce sens, la première phrase endosse toute la prétention démiurgique de l’auteur. L’incipit accouche d’un monde et à ce titre toute première phrase est une Genèse. Certaines le sont de manière ouvertement créationniste avec l’ambition de donner naissance à nouveau monde fictionnel encore inconnu (« Dès que tu fermes les yeux, l’aventure du sommeil commence [23] ») ; alors que d’autres le sont sur le mode évolutionniste avec l’ambition de reproduire le monde à l’identique comme une carte 1 :1 que le poserait sur le territoire. « Ce matin du 11 juin 1985 (il est cinq heures), tandis que j’écris ceci sur le peu de place laissé libre par les papiers à la surface du bureau [24] »
Mais miraculeusement cette arrogance est également travaillée par une extrême humilité. La première phrase ne vit pas pour elle-même, elle ne revendique aucune autosuffisance. Elle ne cherche jamais comme un aphorisme, un paradoxe ou une punchline à briller pour elle-même, à devenir un objet de culte en soi.
L’incipit, c’est un pénalty
L’incipit accepte de se mettre humblement au service des innombrables phrases qui le suivent et à qui il passe le relais. Il est par essence ouvert aux autres : il donne le ton, procure la vibration première, prodigue la note inaugurale pour que toutes les autres phases trouvent leur harmonie comme autant de membres d’un orchestre. La première phrase pose la voix et ouvre la voie. Toutes les autres phrases sans même le savoir lui doivent tout. Sans elle peut-être n’existeraient-elles même pas ? L’Étranger de Camus serait-il le même si cette première phrase « Aujourd’hui, maman est morte » n’avait distillé dès l’entame cette intranquillité entêtante ?
Là où l’aphorisme ou l’épigramme peuvent rêver d’absolu ou de perfection dans une forme d’Art pour l’Art, la première phrase assume dignement sa part d’incomplétude. C’est en cela que la première phrase est précieuse et ne ressemble à aucune autre phrase. Comme la perle baroque qui développe un attrait magnétique par son défaut indécelable, la première phrase possède un magnétisme déceptif : un est travaillée par un manque. Dès lors sa perfection en tant que première phrase réside dans son imperfection même.
Et c’est là que se situe le nœud gordien pour l’écrivain au moment d’écrire sa première phrase. Saisi par l’angoisse, il sait que tout se joue là, tout de suite, comme pour un pénalty au football, que c’est ici et maintenant que le lecteur – où l’éditeur – le suivra ou le lâchera. Il a pleinement conscience qu’il n’aura jamais, comme disait Coco Chanel, deux fois l’occasion de faire une première bonne impression.
Alors fatalement il la rêve parfaite, cette première phrase. Alors peut-être la fera-t-il trop rutiler comme des néons trop voyants ou un maquillage trop appuyé rompant ainsi l’alchimie subtil du charme de la première phrase : qu’on la remarque non pour elle-même mais pour le charme qu’elle dégage.
Il rêvera peut-être de briller avec un aphorisme parfait ou un paradoxe brillant voulant rejouer la première phrase d’Anna Karenine sans se rendre compte que si « Toutes les familles heureuses se ressemblent, mais chaque famille malheureuse l’est à sa façon [25] » est une perfection en terme d’incipit c’est précisément parce que c’est somme toute un aphorisme assez moyen.
Alors pour réussir une première phrase peut-être n’existe-t-il qu’un seul conseil à prodiguer à un écrivain en herbe : celui de passer directement à la deuxième.
—-
[1] Du côté de chez Swann, Marcel Proust
[2] Zazie dans le métro, Raymond Queneau
[3] Pride and Prejudice, Jane Austen
[4] Salammbô, Gustave Flaubert
[5] Feux, Marguerite Yourcenar
[6] Les Abeilles et la Guêpe, François Maspero
[7] Si par une nuit d’hiver un voyageur, Italo Calvino
[8] Mort à crédit, Louis-Ferdinand Céline
[9] Les Nourritures terrestres, André Gide
[10] Le Comte de Monte-Cristo, Alexandre Dumas
[11] Le Manifeste du Parti communiste, Karl Marx & Friedrich Engles
[12] Lumineuse césarienne, Vassili Axionov
[13] Voyage en Orient, Gérad de Nerval
[14] Guignol’s Band, Louis Ferdinand Céline
[15] L’Espèce humaine, Robert Antelme
[16] Sylvie, Gérard de Nerval
[17] Requiem des Innocents, Louis Calaferte
[18] Mrs Dalloway, Virginia Woolf
[19] Les aventures de Télémaque, Fénelon
[20] Voyage au bout de la nuit, Louis Ferdinand Céline
[21] The Shining, Stephen King
[22] Vernon Subutex, Virginie Despentes
[23] Un homme qui dort, Georges Perec
[24] Le Grand Incendie, Jacques Roubaud
[25] Anna Karnine, Léon Tolstoï
—
Toutes les chroniques de Paul Vacca sont là.