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La vie et rien d’autre

Tableau

Chaque mois Tanguy Leclerc flâne en librairie et se laisse happer par la couv d’un livre. Après l’avoir lu, il nous dit si le ramage est à la hauteur du plumage. Cette fois-ci, son œil s’est posé sur la composition mystérieuse d’un tableau illustrant l’ouvrage de Viet Thanh Nguyen, « Le sympathisant », chez Belfond. Un roman existentialiste dissimulé derrière une intrigue d’espionnage. Énigmatique, forcément !

En peinture, la composition est l’art de répartir les formes à l’intérieur d’un espace. Elle est conçue suivant un schéma précis, qui invite le spectateur à comprendre le sens des différents éléments disposés par le peintre dans son tableau.
En découvrant la couverture du Sympathisant, issue de la toile "united oil of canvas" du peintre ukrainien Igor Khersonskyy, on devine d’emblée qu’il nous faudra se méfier des apparences.
Car l’équilibre supposé de cette image où les blocs de couleurs semblent répondre à un ordonnancement rigoureux est perturbé par une silhouette dont on se demande quel est le rôle. Telle une ombre, elle se pose en témoin de l’opposition des blocs qui nous est suggérée. Cette silhouette, c’est le point de détail qui vient perturber l’ordre établi. Celui qui laisse penser que tout n’est pas si manichéen dans ce récit d’espionnage qui démarre par la chute de Saïgon à la fin de la guerre du Vietnam, en avril 1975. Un conflit qui a opposé deux idéologies : le bloc communiste et le bloc occidental. Selon le camp auquel on appartient, l’équation est normalement assez simple : c’est les bons contre les mauvais, la liberté contre la tyrannie.

Comme le rappelle pourtant fort justement Viet Thanh Nguyen à travers le récit tragicomique du tournage d’une superproduction aux allures d’Apocalypse Now au sein de laquelle notre héros est recruté en qualité de « conseiller en authenticité », « cette guerre était la première dont l’histoire serait racontée par les vaincus et non par les vainqueurs, grâce à la machine de propagande la plus efficace jamais créée, Hollywood ». Une vision déformée de l’Histoire ayant pour seule ambition de gommer la honte de la défaite par le biais de l’arme culturelle.

CouvertureDevant la couverture du Sympathisant, difficile pourtant de savoir à quel camp appartient le personnage. Fait-il face au bloc rouge comme semble le suggérer le dessin ? En est-il au contraire le bras armé envoyé chez l’ennemi ? Hésite-t-il entre les deux camps ?  La première phrase du livre nous apporte un élément de réponse : « Je suis un espion, une taupe, un agent secret, un homme au double visage, à l’esprit double ». Ce capitaine, dont on ne connaîtra jamais le nom, nous livre en fait sa confession. Le long aveu d’un homme profondément ambigu mais « capable de voir n’importe quel problème des deux côtés ». Un dédoublement qu’il affiche comme l’essence même de sa personnalité. Car cet agent communiste infiltré dans les bagages d’un général de l’armée sud-vietnamienne qui s’exile aux États-Unis, est un bâtard. Né des amours transgressifs d’une Vietnamienne et d’un prêtre français, il est condamné à vivre comme un déraciné qui ne sera jamais accepté ni par les siens - les gens comme lui, ses compatriotes les appellent « la poussière de la vie » -, ni par sa patrie adoptive : « J’avais beau être à moitié asiatique, dès qu’il s’agissait de la race, en Amérique, c’était tout ou rien. Soit vous étiez blanc, soit vous ne l’étiez pas. »