7 min

G.Araud : “La tournée des bars avec Marguerite Duras est un souvenir mémorable”

Araud Fr

Ex-ambassadeur en Israël puis aux États-Unis, il a occupé le prestigieux siège de représentant permanent de la France aux Nations Unies. De Reagan à Trump en passant par Obama, Gérard Araud a porté haut la voix de l’hexagone pendant quarante années. A l’occasion de la parution d’un livre de mémoires, Passeport Diplomatique (Grasset), nous avons interrogé l’illustre ambassadeur. Au programme : littérature israélienne et mémorable virée avec Marguerite Duras dans les rues de Lisbonne…

Vos mémoires commencent par un récit des jeunes années, celle de votre formation universitaire et de vos premiers pas au Quai d’Orsay. Comment parvient-on à faire carrière dans un milieu si fermé quand on n’est pas issu du sérail ?

Gérard Araud : Lorsque j’arrive au Quai d’Orsay en 1982, subsistent encore des dynasties de diplomates à particules au sein de la maison. Les unes après les autres, elle s’éteindront. J’ai bénéficié personnellement de ce que j’appelle « l’escalier social ». J’étais issu de la petite classe moyenne provinciale. C’était possible car, comme vous le savez, les grandes écoles sont, dans les faits, désormais moins démocratiques qu’elles ne l’étaient y a quarante ans. De fait, pour un jeune de vingt-cinq ans, reproduire aujourd’hui mon schéma serait compliqué. Pas impossible du tout, mais compliqué…

Araudlivre« Rien ne me destinait à être diplomate. Ni héritage ni vocation », expliquez-vous. Alors pourquoi cet heureux hasard. Et surtout : comment ?

En replongeant dans mes souvenirs, je m’interroge : qui étais-je vraiment à vingt-cinq ans ? Je ne savais pas vraiment ce que j’avais envie de faire. J’étais un peu balloté, sans doute parce qu’à vingt-cinq ans, mon vrai problème, qui était un peu obsessionnel étant donnée l’époque dans laquelle je vivais, était plutôt mon homosexualité. Je me débattais avec ça et les autres problèmes, plus pratiques, paraissaient sans doute moins importants.

Dès lors, le Quai d’Orsay, c’était une manière pour le jeune homme que vous étiez de prendre le large ?

Exactement ! Une manière de prendre le large parce qu’on ne se rend pas compte à quel point le milieu dans lequel on vit, sa ville, son école, sa maison et ses murs portent en eux une histoire, une sorte de contrainte, des attentes que l’on projette sur vous… J’avais besoin de sortir de là. De partir seul avec mes valises. D’aller vers un milieu où l’on ne me connaissait pas, où l’on n’attendait rien de moi. Un monde où je n’étais pas supposé être le bon élève catholique et propre sur lui !

Vous avez imposé l’image d’un ambassadeur tout à sa tâche diplomatique mais également passionné par les arts et le rayonnement culturel de son pays. Racontez-nous donc vos liens avec les écrivains…

Une anecdote, alors ! Élève à l’ENA, j’ai fait mon stage à l’ambassade de France à Lisbonne. Il y avait là un ambassadeur qui occupait le dernier poste de sa carrière, un diplomate à l’ancienne. Nous étions en 1979. Arrive une écrivaine dont il n’avait jamais entendu parler : Marguerite Duras ! L’ambassadeur m’appelle et me dit : « Stagiaire, qui est-ce donc ? » J’étais, pour ma part, en extase à la seule idée de rencontrer Duras ! Je rédige, comme il est de coutume, une petite fiche. Puis nous invitons Duras à diner, de manière très solennelle. Elle avait félicité – c’était amusant d’ailleurs – la femme de l’ambassadeur pour le magret de canard comme si c’était elle qui avait fait la cuisine ! (rires) Marguerite Duras, qui n’avait pas l’habitude de ce genre de réceptions, a rapidement pris ses aises. A vingt-trois heures, elle s’était installée au fond d’un canapé. L’ambassadeur, qui s’impatientait visiblement, me dit : « Bon, stagiaire, vous me débarrassez ! » J’ai donc pris Marguerite Duras sous le bras et nous avons fait la tournée des bars ! Elle était, disons, fidèle à sa réputation… A cinq heures du matin, dans un état assez cotonneux, je la ramenais à son hôtel.

Il faudrait raconter ça dans un deuxième tome de mémoires, vous ne pensez pas ?

J’ai écrit Passeport Diplomatique sans notes. Je suis arrivé à un résultat en terme de volume et d’expression. Depuis lors, un tas d’histoires me reviennent. Comme le souvenir de cette soirée avec Duras et son conjoint.

Vous dites « son conjoint ». Yann Andréa était déjà dans la vie de Duras ?

Oui, il arrivait juste ! La soirée avait été étonnante. Le couple l’était tout autant. Yann André paraissait très jeune.

Dans les premiers chapitres, vous êtes fait une confession : votre formation est avant tout scientifique. En quoi votre cursus vous a-t-il aidé dans la poursuite de votre carrière ?

Eh bien, lorsque un jeune diplomate venait me voir en quête de conseils, ou bien pour étayer un raisonnement complexe reliant A à D, je le coupais ! A n’implique pas D. A implique B. B implique C. C implique D. J’ai toujours été très attentif à la rigueur du raisonnement. Ça m’obsède : j’ai toujours cette volonté de comprendre fondée d’abord sur les faits. Un coté rationaliste froid, en somme. Je l’explique dans le livre. Je ne méconnais évidemment pas le rôle des passions mais je suis d’abord un réaliste. Si le jugement moral est important, il faut impérativement écouter l’autre côté, l’autre partie. En cela, le conflit israélo-palestinien est parlant. De part est d’autre, les narratifs nationaux sont cohérents. Le seul problème est qu’ils s’ignorent l’un l’autre… Dès lors, le sujet n’est pas de savoir si Israël ou les Palestiniens ont raison. C’est plutôt : comment aller à la paix ? De même avec la Russie de Poutine. Oui, c’est un régime autoritaire ! Oui, on peut estimer que la Russie a annexé la Crimée par la force. Mais voilà, la Russie est là et on ne va pas la changer ! Composons donc avec elle. En cela, Emmanuel Macron a raison.

Puisque l’on parle de Macron, disons-le : vous lui consacrez de très belles pages…

Sur Emmanuel Macron, je dois avouer que j’ai ajouté un paragraphe dont ne voulait pas mon éditeur. Pourquoi ? Car fin 2018, j’ai été très choqué par le déferlement de haine à son endroit. Cela m’évoquait, dans une autre mesure, la haine à laquelle faisait face Barack Obama au cours de sa première campagne présidentielle puis lors de ses deux mandats. Je suis arrivé aux États-Unis en 2009. Et cela me consternait d’entendre ces refrains en partie liés à des questions raciales. Politiquement, il y a quelques proximités entre les deux hommes. Macron et Obama sont des centristes. On peut approuver ou non leur politique, les estimer pas assez à gauche ou, au contraire, pas assez conservateur. Reste que les sentiments laids prenant pour cible Emmanuel Macron m’ont donné envie de le défendre.

Face à Trump, ce dernier manœuvre-t-il habilement ?

C’est un homme intelligent. Face à Trump, il ne se fait aucune illusion. En même temps, Trump est l’homme le plus puissant du monde. Donc quel que soit le Président des États-Unis, vous êtes obligé d’essayer d’avoir de bonnes relations avec lui. C’est que font les uns et les autres, des anglais aux japonais, car c’est nécessaire. Nécessaire mais évidemment complexe car Trump, plus que son slogan « America First », pense plutôt « America Alone », l’Amérique seule. Pour lui, il n’y a pas d’alliés. Pas d’amitiés. Il place tout sous un registre transactionnel. Il traitera donc les britanniques comme les chinois et les français comme les indiens. Il faut en tirer les conséquences…

“Au lieu de se concentrer sur Trump, les démocrates devraient s’intéresser aux 40 % en souffrance”

L’Amérique d’aujourd’hui, son récit et ses diverses réalités parfois très contradictoires, occupent une grande partie du livre. Pour y voir plus clair, vous consacrez un chapitre à la question suivante : « De quoi Trump est-il le nom ? ». Alors, justement, quelle est votre réponse ?

Trump, c’est le nom de la colère populiste. Les électeurs de Trump, ce sont les gilets jaunes, ce sont les électeurs favorables au Brexit, ce sont ces 35 à 40% d’Américains qui fondamentalement jugent que le système joue contre eux, qu’on ne les écoute pas, que les élites ne les écoutent plus. Un jour, au cours d’une réunion de chantier pour une maison, je rencontre par hasard des électeurs de Trump. Comme souvent à D.C., la discussion devient rapidement politique. Nous parlons de Trump et mes interlocuteurs me disent : « Oui, c’est un escroc ! Évidemment nous ne lui donnerions pas notre fille à garder mais il fait un doigt d’honneur au New York Times !» C’est cette révolte-là qui compte pour eux. Dans mes discussions avec les cadres du parti démocrate, il est souvent question de ce peuple qui se sent oublié. Je leur conseille toujours d’oublier Trump pour s’occuper, plutôt, de ces 35 à 40% d’américains en souffrance. En somme s’attaquer aux causes du trumpisme plutôt que de vouloir seulement en finir avec Donald Trump.

Petit retour en arrière. En 2003, vous êtes nommé ambassadeur de France à Tel-Aviv. Un poste qui vous permet de fréquenter la crème des écrivains israéliens…

C’est ce qui est bien quand vous êtes ambassadeur : tout le monde vous reçoit ! Cela vous permet d’aller voir des gens dont vous admirez le travail. Quand je reviens en Israël en 2003 (dans les années 1980, Gérard Araud occupait déjà un poste de diplomate en Israël, ndla), j’ai ainsi avec moi Une histoire d’amour et de ténèbres, d’Amos Oz. C’est, pour moi, un livre superbe, bouleversant. Voilà une œuvre qui raconte parfaitement la richesse intellectuelle et le dénuement matériel des fondateurs de l’État d’Israël. Et donc je vais voir Amos Oz, chez lui, à Arad, dans le Negev. Je le décore d’ailleurs du titre de Commandeur des Arts et des Lettres. Il y a aussi Aharon Appelfeld, un écrivain très émouvant, moins connu en France. Appelfeld est l’écrivain de la nostalgie du shtetl. Son Histoire d’une vie est un livre ahurissant. Il raconte comment en 1941 les allemands rentrent dans la région de Bucovine. S’en suivent des marches de la mort. Les parents d’Appelfeld jettent littéralement leur fils en dehors d’une de ses marches, pour le sauver. L’auteur, encore enfant, se retrouve alors seul, en pleine campagne. Il erre et va passer la guerre à traverser l’Ukraine. A survivre. A la fin de la guerre, Appelfeld prend la direction de la Palestine. Il n’est encore qu’un enfant qui ne parle même pas hébreu. C’est bouleversant…

Vous avez d’autres souvenirs de rencontres ? Capture D’écran 2019 11 29 À 15.36.00

Oh oui, avec A.B. Yehoshua, Amos Gitaï… Je pense également aux Universités israéliennes, aux chercheurs, à ce foisonnement remarquable de l’Université hébraïque de Jérusalem mais aussi de Tel Aviv. Il y a aussi Elie Barnavi, grand lettré, belle plume et amoureux de la France qui fut, quant à lui, ambassadeur d’Israël à Paris.

Finissons cet entretien par une autre forme d’écrit. Vous êtes connu pour utiliser beaucoup Twitter. Comment expliquez-vous le succès de ce réseau social ? Et surtout : que vous apporte-t-il ?

On dit que les Américains reçoivent 70% de leurs informations par le biais des réseaux sociaux. Il y a donc une raison d’y aller. Il s’agit d’un réseau social ouvert. On peut y débattre avec les gens. J’écris dans le livre qu’en poste à Moscou ou Pékin, je ne m’y serais jamais mis. Je n’aurais pas ouvert de compte Twitter, j’en suis persuadé. En Russie ou en Chine pays où la susceptibilité est énorme, je n’aurais fait que de la pub pour le château de Versailles ou la cathédrale de Chartres, un peu à la manière d’un office du tourisme. Ce qui va être intéressant, dans les années qui viennent, c’est l’évolution de nos usages sur les réseaux sociaux. L’expérience de Trump, beaucoup plus que la mienne, est à ce titre fascinante. Il parle à 50 millions d’américains de façon directe, en passant par-dessus une presse qui lui est hostile parce qu’il faut être franc : le New York Times et le Washington post ont, avec Trump, perdu toute prétention à l’impartialité ! Donc passer par-dessus leurs têtes et s’adresser, dans leur langue, aux américains, pour Trump, c’est utile et intéressant. Il y a, plus globalement, un intérêt à ce réseau social. Twitter est une façon de s’abreuver de sources auxquelles on n’aurait pas accès directement, de revues que l’on achèterait pas en d’autres cas. J’y ai personnellement repéré des gens de bonnes qualités. Qui eux-mêmes rebondissent sur leurs propres lectures. Cela fait office de sélection.

Tous les entretiens d’Ernest sont là.

Laisser un commentaire