Deuxième épisode de la chronique de Tanguy Leclerc. Chaque mois, Tanguy se balade en librairie et se laisse happer par la couv’ d’un livre. Il nous dit ensuite si le ramage est à la hauteur du plumage. Ce mois-ci, “Jetez-moi aux chiens” de Patrick McGuinness chez Grasset. Il y est question de harcèlement, de furie médiatique et de meute. En pleine actualité.
Elle n’y paraît pas comme ça, au premier abord, mais la couverture du roman de Patrick McGuinness dégage quelque chose de féroce. L’injonction du titre associée à l’image de ce papier journal nerveusement tordu laisse entrevoir un récit de nature oppressante. Une sensation quasi physique accompagne sa prise en main, comme si ces lianes de papier, tel un tentacule, vous enlaçaient le poignet pour ne plus vous lâcher.
Cette couverture nous renvoie par ailleurs de façon instantanée 25 ans en arrière, à une séquence qui, à l’époque avait fait couler beaucoup d’encre : le 4 mai 1993, à Nevers, lors des obsèques de Pierre Bérégovoy qui s’était donné la mort 3 jours plus tôt, François Mitterrand, alors président de la République, fustigeait toute une profession – les journalistes – dans une diatribe restée célèbre : « Toutes les explications du monde ne justifieront pas qu’on ait pu livrer aux chiens l’honneur d’un homme, et finalement sa vie, au prix d’un double manquement de ses accusateurs aux lois fondamentales de notre république. Celles qui protègent la dignité et la liberté de chacun d’entre nous ».
Quand la meute se met en branle …
C’est donc bien de harcèlement dont il est ici question, un mal qui n’en finit pas de ronger notre société à une époque où la haine, l’humiliation et le lynchage sont devenus des faits quotidiens et banals, alimentés en continu par une nouvelle meute de chiens, issue des réseaux sociaux, qui aboient et s’acharnent sur des individus vite désignés à leur vindicte. Et, quand la meute se déchaîne, il est difficile d’y échapper. D’autant que son influence s’est étendue. Aujourd’hui, n’importe qui revendique la liberté de s’exprimer sur n’importe quoi, pour peu que ses gazouillis trouvent écho auprès de ses semblables. Une nouvelle vox populi a vu le jour, déformée par le poison de l’égo : « la voix de la haine qui cherche un objet sur lequel se fixer. La haine vagabonde », comme la décrit Patrick McGuinness dans son ouvrage.
“Jetez-moi aux chiens” explore les mécanismes de persécution dont est victime M.Wolphram, professeur de lycée à la retraite, suspecté d’avoir assassiné sa voisine, et qui se dit innocent. Le narrateur, Ander, officier de police en charge de l’enquête, est d’autant plus troublé par le sort réservé à cet homme qu’il en a été l’élève durant sa scolarité dans le cadre très stricte d’un établissement élitiste. Les pages de journaux serrées présentes sur la couverture peuvent être vues comme la vérité que l’on étrangle au nom du sensationnalisme. Des pages tressées comme on tresse une corde pour lyncher une victime. Des pages remplies d’articles tendancieux rédigés par des journalistes sans scrupules qui accumulent les témoignages biaisés pour entretenir le doute.
De nos jours, le tribunal de l’infamie guette le moindre faux pas. Il suffit d’une parole, d’une photo, d’un comportement jugé non conforme pour se faire harceler, calomnier, clouer au pilori. Une fois identifié, le suspect devient la proie de la presse à sensation et des médias sociaux. Des charognards qui ne reculeront devant rien, et surement pas la morale, pour le jeter en pâture à l’intolérance des haters et à l’ignorance des bas du front. « La plus terrible de toutes les peines pour l’homme social, c’est l’opprobre, c’est l’accablant témoignage de l’exécration publique » déclarait Robespierre dans son discours de la peine de mort prononcé le 30 mai 1791 au sein de l’Assemblée constituante.
« La honte, voilà un sentiment intéressant ; Ça manque de nos jours. Trop d’humiliation, et pas assez de honte… »
Depuis, deux siècles ont passé et le phénomène n’a fait qu’empiré. Twitter et consorts, ces agoras virtuelles de notre monde numérique ne sont finalement que les nouvelles arènes où le peuple décide de la vie ou de la mort de tel ou tel accusé ; « un zoo hystérique et sordide » déclare un inspecteur désabusé dans le livre de Patrick McGuinness, où l’on dresse son pouce par une simple pression sur un clavier. « Je me demande s’il existe une émoticône pour le lynchage » s’interroge d’ailleurs ironiquement le même personnage. Cela rendrait les choses tellement plus simples…
« Jetez-moi aux chiens », n’est pas un brûlot à l’encontre des médias. Dans un subtil mélange d’enquête et de remémoration, le parcours de son héros, Ander, nous confronte finalement à la bêtise humaine et aux diktats des conventions qui cloisonnent nos existences. Ce livre nous confronte surtout à nos propres faiblesses. Ces petites lâchetés que nous prenons soins d’entretenir à l’insu de notre plein gré, et dont certains finissent par être les victimes. « La honte, voilà un sentiment intéressant ; Ça manque de nos jours. Trop d’humiliation, et pas assez de honte… », déclare l’équipier d’Ander. On ne saurait mieux caractériser l’époque actuelle. Et rien que pour cette phrase, ce roman mérite que vous vous y plongiez.
L’extrait que nous aimons :
« Danny, Ander et les autres savaient reconnaître les signes avant-coureurs du harcèlement quand ils s’amoncellent à l’horizon. Il y a de l’orage dans l’air, c’est l’expression consacrée, mais en réalité, on pense plutôt à un orchestre qui s’accorde : une note puis une autre, encore une note isolée, deux instruments à l’unisson, les autres les rejoignent et se déploient ; enfin une pause et on s’imagine que c’est terminé ; mais non, ils prennent juste une inspiration, tout le monde prend une inspiration avant que ça ne démarre pour de bon, alors, que le mouvement soit lent ou rapide, qu’il monte en intensité ou qu’il retombe, c’est là, désormais, constamment, et ça dure, à moins d’en finir… »
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