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Maalouf, le phare dans la tempête

Maalouf

Amin Maalouf vient d’être élu secrétaire perpétuel de l’Académie française.

Et si on allait prendre le thé avec Amin Maalouf ? Pour se poser, pour éloigner un instant le tumulte du monde et se laisser porter par la puissance aérienne de cet esprit vif, acéré et d’une accessibilité rare. En route, avec Amin Maalouf et Frédéric Pennel.

Photos Frédéric Pennel.

Le rendez-vous était fixé dans une petite rue calme au cœur du Paris haussmannien. Dans un immeuble en pierre de taille, une belle entrée de mosaïques incite le visiteur à franchir le pas. On gravit les marches de l’escalier et on pénètre dans un appartement dont les tapis qui recouvrent le parquet, la couleur vive des fauteuils et les coussins chamarrés évoquent indiscutablement l’Orient. Une très ancienne Bible, volumineuse, est exposée. Nous sommes arrivés dans le  domicile parisien d’Amin Maalouf. Un lieu tranquille, loin des secousses passées. L’accueil se déroule « à la libanaise », un doux mélange d’affabilité, de thé et de biscuits moelleux aux amandes.  Ernestmaaloufvitre

On s’installe près de la vitre pour profiter de la lumière déjà tombante. Les fenêtres, Amin Maalouf en a besoin. L’homme est viscéralement tourné vers l’extérieur. S’il a exploré les profondeurs de l’histoire dans ses ouvrages, il vit en symbiose avec son temps. Son époque le passionne et il n’aurait guère aimé vivre à une autre période que la sienne. De chez lui, cet ancien journaliste et fils de journaliste, réceptionne les échos reçus des quatre coins de la planète. Quand il précise qu’il a « une passion depuis l’enfance pour les évènements du monde », cela se traduit par plusieurs heures par jour à dévorer avec boulimie les informations. Et loin de se tenir à une consultation de la presse française ou libanaise, il se branche intensément aux médias israéliens, allemands, américains, espagnols, arabes… En clair, ce polyglotte ingurgite toute la presse en ligne qu’il est capable de comprendre. Quand l’Algérie est secouée par sa rue, Amin Maalouf puise les nouvelles directement auprès des médias algériens. Il étire l’horizon autant qu’il le peut pour embrasser les différents points de vue, redonnant ainsi à l’expression son sens littéral.

Comme tout académicien qui se respecte, chez Amin Maalouf, les livres sont des meubles. Des parcelles de vie que l’on envisage pas de quitter. On l’interroge sur le dernier choc émotionnel provoqué par la lecture d’un livre. Il reste songeur… On complète : « Ou bien un choc intellectuel ? » Là, ses yeux s’éclairent et il évoque une récente biographie de Newton. Le moteur de l’auteur réside bien dans son besoin d’étancher sa curiosité. Même s’il s’agit « d’un combat perdu d’avance », lâche-t-il dans un sourire. Il est maladivement curieux et sa maladie reste « incurable ». Tant mieux.

Guère de paix à l’horizon

BureaumaaloufTous les deux-trois ans, il retourne sur sa terre natale. On ne peut donc plus dire qu’il partage sa vie entre la France et le Liban. Son existence balance désormais entre son appartement parisien et sa maison sur l’île d’Yeu. Deux lieux mais un seul bureau : il a répliqué la même décoration dans ses deux cabinets de travail. Une manière d’en homogénéiser l’atmosphère studieuse dans laquelle il se réfugie pour écrire, chaque matin.

Lui qui a vécu bien des tourments et des déchirements sait que le calme, la stabilité et le confort dont il bénéficie aujourd’hui sont des trésors. Il a eu « le triste privilège » de naître au bord de ce qu’il dénomme la « plaque sismique » moyen-orientale. De là, il a assisté à la montée des « ténèbres » avant que celles-ci finissent par se « répandre sur le monde ». L’auteur a vécu intimement l’effondrement de son Levant originel, cette société cosmopolite qui s’étendait de Constantinople à Alexandrie. Les nationalismes, les guerres et le fanatisme l’ont balayé. Sa famille maternelle a dû quitter l’Égypte nassérienne. Lui-même a dû abandonner le Liban, après avoir assisté au début de la guerre civile qui a frappé son pays pendant 15 ans. Il confie : « quand on a grandi dans une ville qui s’est retrouvée à un moment sous les bombes, c’est comme si on avait les oreilles au sol et qu’on percevait le commencement de séismes. »

Habité par ce sens du tragique, Amin Maalouf a récemment ressenti le besoin de transmettre son pressentiment à une Europe qui n’est plus aguerrie pour décrypter la mécanique diabolique qui est à l’œuvre. Une mécanique qui nous mènerait droit au naufrage. Concrètement, quelle forme prendrait ce sombre sinistre ? L’auteur ne souhaite pas développer de scénarios apocalyptiques. Mais il constate qu’ « on dérive vers une nouvelle guerre froide et une course aux armements qui risque d’être extrêmement périlleuse avec des moyens technologiques beaucoup plus avancés que lors de la précédente », développe-t-il. L’écrivain n’hésite pas se projeter dans la science-fiction en évoquant les armes du futur, les combats dans l’espace et les robots qui remplaceront les soldats humains. Quant aux garde-fous, tels l’ONU ou les Américains, ils ont tous sauté. « Manifestement, le monde se porte mal », nous lâche-t-il. Et le pire est possible.

C’est ce besoin de « faire le point » sur l’état du monde qui a donné naissance à son nouvel ouvrage, Le naufrage des civilisations” (éditions Grasset). Il a opté pour le format d’un essai pour développer « de manière très précise » sa pensée. Mais bien plus qu’un essai, l’écrivain nous dévoile dans son livre la façon dont son intimité nourrit aussi sa réflexion géostratégique. D’emblée, il plante son récit au Levant, là où la catastrophe a germé il y a quelques décennies. Il n’est certes pas devin. Mais par le passé, il fut parfois prophète. On prend au sérieux ses mises en garde quand on se remémore que chacun de ses essais précédait un coup de tonnerre. En 1998, Les identités meurtrières, trois ans avant le 11 septembre et la cascade de catastrophes que les attentats ont engendrée. En 2009, Le dérèglement du Ernest Mag Grasset Maaloufmonde avant la poussée nationaliste de tous ordres et les menées guerrières des islamistes. Mais son pessimisme d’alors était en-deçà de la réalité. « J’ai le sentiment que toutes les choses que je craignais sont encore plus inquiétantes aujourd’hui », juge-t-il.

L’humanisme intégral

Et pourtant, ceux qui apparenteraient Amin Maalouf à un Cassandre larmoyant auraient bien tort. Il appelle à une mobilisation générale de tous autour d’une cause. Dans son ouvrage, il introduit le propos du philosophe William James qui se demandait, finalement, s’il ne faudrait pas une « bonne guerre » pour en finir avec l’indolence et le laisser-aller. Bien sûr que non ! En revanche, on doit inventer, au sein de nos sociétés, «un équivalent moral de la guerre, c’est-à-dire des combats pacifiques ». Lesquels ? Dans l’immédiat, celui contre le réchauffement climatique serait sûrement le plus fédérateur. Combattre cette catastrophe écologique qui nous attend pourrait être la grande cause susceptible de réunir les humains.

Autre source d’espoir : l’Europe. Né à Beyrouth, Amin Maalouf s’affiche pourtant plus europhile que les  natifs du Vieux continent. Il attend d’elle qu’elle prenne l’ascendant moral  et endosse une forme « d’autorité parentale » sur le monde. Qu’elle remplace les Américains qui ont failli en la matière. Pour cela, le chemin est tout tracé : il est temps qu’elle effectue le grand saut fédéral pour parvenir à une puissance solide, à cheval entre la défunte Autriche-Hongrie et les États-Unis. À ceux qui s’inquiéteraient des conséquences d’une telle fédéralisation sur la diversité culturelle de l’Europe, Amin Maalouf a sa réponse. Tout de même, on s’adresse à un homme de culture(s) qui combat l’uniformité comme la peste. Il souhaiterait que deux langues soient obligatoirement enseignées aux élèves, en plus de leur langue maternelle. D’abord une langue « de cœur », puis une langue internationale. Histoire de permettre qu’un Espagnol et un Italien ait forcément recours à une langue germanique pour communiquer entre eux… Pour l’heure, Amin Maalouf observe l’Europe se déliter. Pour lui, cette lente désagrégation remonte aux suites de l’euphorie post-Guerre froide, quand le continent ne pouvait plus se définir face à un contre-modèle. « C’est comme si on avait besoin de cette boussole que constitue un adversaire », regrette-t-il amèrement.

C’est posément et sans théâtralité vocale inutile qu’il dresse ce panorama noir corbeau. Son timbre de Ernest Maalouf Assis Bureauvoix ne varie pas. Mais son corps, lui, parle. En décrivant le naufrage, il ne peut s’empêcher d’esquisser de grands gestes, les mains tournées vers le ciel comme s’il devinait déjà la tempête dont la foudre s’abattra sur nous. Une fois retombé de la stratosphère, on interroge Amin Maalouf sur ce qui l’attend, lui personnellement. Son prochain ouvrage sera-t-il une fiction, un livre d’histoire, un livret d’opéra, un essai ? Il n’en a pas le début d’une idée. Il laisse d’abord « les choses s’apaiser ». Il se départira peu à peu de l’atmosphère du précédent livre et un projet littéraire pointera dans les semaines et mois à venir. « Sûrement d’ici l’été », s’avance-t-il. Il poursuit son cheminement instinctif, comme il l’a toujours fait. Un jour, à 35 ans, il a abandonné son fauteuil de rédacteur en chef de Jeune Afrique où il était solidement assis pour se consacrer entièrement à l’écriture. Du risque. Mais une impossibilité de résister à l’appel de la plume. « Par tempérament, je ne pouvais pas suivre ces deux carrières donc il fallait vraiment que je choisisse ». Il travaillait alors sur son second livre, Léon l’Africain.goncourt - maalouf Premier succès, sept ans avant la consécration avec le Prix Goncourt 1993 pour Le Rocher de Tanios.

C’étaient alors des romans historiques. Amin Maalouf en est venu, depuis, à porter un regard plus acéré et inquiet sur l’évolution de sa propre époque. Il a assisté au triomphe des « égoïsmes sacrés des pays, des individus et des tribus ». D’où ses récents essais qui marquent ce pessimisme. L’écrivain est porteur d’un message. Mais l’homme, lui, est comme son Liban natal : il est un message. Celui de l’universalisme. L’entrevue s’achève et la porte se referme. En quittant le domicile de cet écrivain, on se sent animé par un sentiment puissant. Celui d’avoir eu le privilège de dialoguer avec un grand humaniste, de la trempe d’Erasme ou de Stefan Zweig.

Toutes les rencontres d’Ernest sont là.

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