A l’occasion de la réédition d’une partie de son œuvre dans la célèbre collection La Pléiade, l’occasion était belle pour Ernest d’interviewer Simone de Beauvoir. Notre reporter Nicole Barcelo a ainsi été rencontrer* l’auteure du “deuxième sexe”, de “mémoire d’une jeune fille rangée” et de nombreux autres livres puissants et passionnants. Leur discussion a été énergique, dense et surtout pleine d’humanité et d’humanisme. “Le féminisme est un humanisme” nous dit Simone de Beauvoir. Rencontre humaniste.
Par Nicole Barcelo
Bonjour Simone de Beauvoir. L’actualité nous ramène sans cesse à vous… En ce moment les femmes ont dû mettre les pieds dans le plat via les réseaux sociaux. Que pensez-vous du mouvement « Balance ton porc » ?
Vous savez, moi, je suis plutôt Castor…
Vous bottez en touche.
Ce n’est pas mon genre. Alors, allons-y ! Je n’aime pas le mot « Balance ». Je dirais, comme mon amie Elisabeth Badinter, que je suis d’une génération où on ne balance pas. Nous avons vécu sous l’occupation… Dans « ton porc », je n’aime pas « ton » non plus. Je n’ai jamais été très possessive, alors pourquoi m’approprier mon agresseur ? Je préfère le tenir loin de moi, ne pas le laisser, en me l’appropriant, me prendre une once de ma personne. Il ne m’appartient pas comme je ne lui appartiens pas. Et puis, le « porc » est un animal sympathique qui ne mérite pas qu’on l’associe à la plus basse part de l’humanité…
Vous jouez sur les mots…
C’est mon métier. Le sens des mots. Ceci dit, toute libération de la parole de la femme est bienvenue et nécessaire. Le viol et l’agression sexuelle sont des modalités de la domination sociale. Face à l’impunité, il faut parfois des mouvements forts qui alertent l’opinion publique et réveillent les consciences. Ce mouvement en est un. Gageons que ce n’est qu’une étape et espérons que tous les Weinstein de la terre ne seront bientôt plus que de piètres et sinistres ringards déboutés et qu’on les privera du pouvoir qu’on a bien voulu leur laisser ! Dans le manifeste des 343 salopes, en 1971, c’est nous-mêmes que nous « balancions » publiquement. Et nous le faisions pour revendiquer un acte que nous avions commis dans la détresse et la clandestinité : l’avortement. Ainsi nous dénoncions l’hypocrisie d’une société où une femme est obligée de risquer sa vie pour choisir d’être mère ou pas. Il est certain que cette mobilisation médiatisée a permis à une autre Simone, courageuse entre toutes, soutenue par d’autres femmes et hommes, de porter en 1974, la loi votée à l’assemblée.
Vous avez choisi de ne pas être mère. Quelle enfant avez-vous été ? Quelle femme êtes-vous devenue ?
Je suis née en 1908, boulevard Raspail à Paris, dans une famille bourgeoise, ultra-traditionnelle. Mon père voulait un garçon. Il m’a eue… et n’a eu de cesse de me répéter : « Tu as un cerveau d’homme. » De petite fille rangée, éduquée au très catholique Cours Désir, cela ne s’invente pas, j’ai vite évolué en m’émancipant, m’opposant à ce milieu et à la conception avilissante de la femme qu’il perpétuait. Ma façon de voir le monde s’est forgée par la lecture, bien sûr, par des rencontres déterminantes, aussi.
Quelles lectures vous ont marquée ?
Les romans, la philosophie. J’étais parfois partagée entre ces deux pôles. Je lisais beaucoup quand j’avais dix-huit ans. Je lisais comme on ne lit guère qu’à cet âge, avec naïveté, avec passion. Ouvrir un roman, c’était vraiment entrer dans un monde peuplé de figures et d’événements singuliers. Un traité de philosophie m’emportait par-delà les apparences terrestres dans la sérénité d’un ciel intemporel. Dans l’un et l’autre cas, je me rappelle encore l’étonnement vertigineux qui me saisissait au moment où je refermais le livre. Après avoir pensé l’univers à travers Spinoza ou Kant, je me demandais : comment peut-on être assez futile pour écrire des romans ? Mais lorsque je quittais Julien Sorel ou Tess d’Urberville, il me semblait vain de perdre son temps à fabriquer des systèmes. Où se situait la vérité ? Sur la terre ou dans l’éternité ? Je me sentais écartelée. Mais beaucoup d’écrivains concilient la séduction de la littérature et la rigueur de la philosophie. Ils cherchent à exprimer notre condition dans sa totalité. Pour ma part, c’est ce que j’ai essayé de faire.
Vous étiez jeune professeure quand, en 1931, Jean-Paul Sartre vous a demandée en mariage. Vous avez refusé car vous considériez le principe du mariage comme « obscène ». Qu’entendiez-vous par là ?
Nous étions très jeunes. Il venait de me devancer d’une place au concours de l’agrégation de philosophie où il est arrivé premier. Mais je le devançais sur d’autres points. La preuve. Il ne m’aurait jamais proposé de l’épouser 10 ans, 20 ans plus tard. Et puis, l’institution du mariage, je ne pouvais y adhérer. Elle était faite par des hommes et le mariage subordonnait encore pratiquement la femme à l’homme. D’autre part, Sartre et moi n’étions pas de ceux qui peuvent se jurer fidélité. La vie nous l’a prouvé. C’est ainsi d’ailleurs que notre amour a pu durer 51 ans, jusqu’à sa mort en 1980.
Dans votre œuvre et dans votre vie, vous avez ensuite posé les bases du féminisme et défini la notion de genre. Qu’est-ce qu’être une femme ?
Bien que certaines s’efforcent avec zèle de l’incarner, le modèle n’en a jamais été déposé. Il n’y a pas de destin biologique, psychologique qui définisse la femme en tant que telle. On ne naît pas femme, on le devient. « Le deuxième sexe », publié en 1949, a été pour moi une œuvre majeure dont la notoriété a franchi les frontières. Je me suis efforcée d’y démontrer que l’inégalité entre l’homme et la femme est culturellement construite et non pas naturelle. J’ai donc invité les femmes à reprendre possession de leur destin, non pas en tant que femme mais en tant qu’homme comme les autres.
Y a- t-il eu des avancées entre votre époque et la nôtre ?
Il y a eu des avancées remarquables. Mais parfois aussi des régressions… Les avancées ne profitent pas à tous et toutes de manière égale. Les jeunes générations ont parfois intégré dans les rapports hommes-femmes une liberté nouvelle qu’elles ont inventée. Dans les lois aussi, de bonnes nouvelles… en 1983, la loi de Roudy pour l’égalité professionnelle entre hommes et femmes, l’égal accès aux mandats électoraux pour les femmes en 2000, la loi relative à la dévolution du nom de famille en 2003, la création du ministère des droits des femmes en 2012… Pourtant, dans les chiffres, on voit tout de même que de nombreux déséquilibres persistent.
De l’émancipation des femmes naîtrait, entre les deux sexes, non pas l’indifférence, mais des relations charnelles et affectives dont nous n’avons pas idée
Quel avenir pour les rapports hommes / femmes ? Comment les réinventer ? Un conseil pour les hommes ?
Qu’ils méditent sur ce constat : pour tous ceux qui souffrent de complexe d’infériorité, il y a là un liniment miraculeux… nul n’est plus arrogant à l’égard des femmes, agressif ou dédaigneux qu’un homme inquiet de sa virilité. Ceux qui ne sont pas intimidés par leurs semblables sont aussi beaucoup plus disposés à reconnaître un semblable dans la femme.
Un conseil pour les femmes ?
Qu’elles agissent concrètement, dans leur vie quotidienne. Même lorsque des droits leur sont abstraitement reconnus, une longue habitude empêche qu’ils ne trouvent dans les mœurs leur expression concrète. Le féminisme est un existentialisme. En tant qu’existentialiste, je pense que la femme doit se remettre elle-même à sa juste place. Déconstruire concrètement les vieilles habitudes. Faire valoir ses droits donc.
Un conseil pour les femmes et les hommes ensemble ?
La qualité des rapports hommes / femmes ne s’inscrit pas dans un combat qui les oppose mais représente bien un idéal commun qu’ils ont à partager. L’émancipation des femmes et des hommes suppose une réciprocité entre consciences humaines dont la négation constitue la plus fondamentale des injustices. En finir avec l’injustice rend possible des rapports inouïs entre les sexes. De l’émancipation des femmes naîtrait, entre les deux sexes, non pas l’indifférence, mais des relations charnelles et affectives dont nous n’avons pas idée.
* Évidemment cette rencontre est une rencontre imaginaire. Il nous a semblé intéressant – à l’occasion de l’entrée dans la Pléiade de Simone de Beauvoir – de nous replonger dans l’ensemble de ses textes et de ses interviews pour construire cet entretien qui oscille entre actualité, mais aussi histoire et surtout “mots ou écrits” de Simone de Beauvoir. Ainsi, toutes les réponses attribuées à Simone de Beauvoir mêlent un brin de fiction basé sur l’interprétation libre des textes, mais dans ces réponses, il y a aussi évidemment surtout des mots prononcés ou écrits par la philosophe. Notamment dans “le deuxième sexe”
ou “Idéalisme moral et réalisme politique” . Cela dans une volonté de rendre cette pensée accessible et intelligible.
Des réponses qui donnent envie de lire nos articles sur les héroïnes féminines inspirantes de la littérature ou encore sur les différents essais inspirants et actuels sur les questions des rapports Femmes – Hommes.