Quand la fiction nous fait vivre la réalité, c’est que l’on est en présence d’un grand livre. “Entre deux mondes” d’Olivier Norek est de ceux là. De ceux où l’on se dit “la vérité est dans les romans”. Rencontre avec l’auteur.
Au moment de refermer “Entre deux Mondes” (notre critique est là), nous savions. Nous savions que ce livre nous avait profondément chamboulé. Que l’auteur que nous suivons depuis longtemps tenait là – peut-être son meilleur livre. Du moins, le plus abouti. Celui qui touche au cœur et à l’esprit. Ce roman d’Olivier Norek est un roman coup de poing. Un choc. Un uppercut. L’histoire qu’il raconte – celle des migrants dans la jungle de Calais – nous la connaissons. Les médias nous la racontent. Mais en lisant ce roman d’Olivier Norek, ce qui ressort est encore plus fort, car au lieu de lire cette histoire que l’on nous raconte, nous la vivons. Nous sommes avec les personnages. Nous vivons leurs émotions. C’est là toute la force de la fiction. Elle nous permet – paradoxalement – de mieux percevoir la réalité. Pour toutes ces raisons, “Entre deux mondes” est le roman noir de l’année 2017 aux yeux d’Ernest. Pour toutes ces raisons, il nous fallait absolument vous faire rencontrer Olivier Norek. Rendez-vous a été pris, dans le 93, à Pantin, dans le café où Olivier travaille tous les jeudis matins. Rencontre.
Les photos sont signées Patrice Normand.
“Entre deux mondes” donne l’impression de la fin d’un cycle. Tu sembles avoir quitté le roman policier classique pour aller encore plus qu’auparavant vers le roman noir. Le propos du livre rappelle Fajardie ou Manchette. On a l’impression que c’est ce que tu avais envie de faire depuis le début et que tu as enfin osé…
Quand j’ai commencé à écrire des livres, il n’est venu à l’idée de personne que je puisse écrire autre chose que des polars puisque je suis flic. Tout de suite, j’ai été placé dans cette case. Et en plus elle me plaisait. De plus, le fait d’écrire des polars me donnait une colonne vertébrale dans une discipline – l’écriture – que je ne connaissais pas. Après comme il y 1800 polars qui sortent par an, j’ai voulu dès mes premiers livres apporter ma touche : ultra réalisme et fait de société. Dans “Code 93”, c’est la façon dont on « maquille les chiffres de la criminalité », dans « Territoires » c’est la collusion entre les politiques et les délinquants, et dans « Surtensions », je m’intéresse au rapport entre la justice et la police mais aussi et surtout à l’état des prisons.
J’ai besoin de ce moteur social pour tresser, autour, une enquête de police. Au bout de ces trois romans, j’avais un peu épuisé les sujets du 93 et de mon univers quotidien. Il y a eu cette idée de la jungle de Calais qui me ramenait aussi aux missions humanitaires que j’ai fait étant jeune. L’idée d’une enquête dans un lieu où le ne peut pas enquêter : un camp de réfugiés s’est vite imposée.
Après, si cette histoire d’ «Entre deux mondes » est devenue un roman noir plutôt qu’un polar, j’aimerais dire que c’était prévu et pensé, mais en réalité, quand je me suis immergé dans la Jungle, j’ai très rapidement compris que j’allais être littéralement dépassé par cette histoire. L’enquête en devient secondaire.
Il y a cette dimension humaine, ce drame des migrants, et il y a aussi une dimension ubuesque pour la police, quelle est la partie la plus importante pour toi dans ce livre ?
J’aime replacer le flic là où il est. Je ne veux pas faire de l’angélisme. J’essaye d’être au plus près de la réalité de la police. Mon souhait est que le lecteur lise la vérité. C’est la même chose pour « Entre deux mondes » qui est qualifié parfois de livre schizophrène. Cela me plaît qu’il y ait les deux points de vue. Celui des migrants et celui des policiers. C’est moi-même ce que j’ai vécu puisque j’étais le jour dans la jungle et que le soir je partais avec les policiers en opération. J’ai travaillé comme un journaliste pour donner la parole à tout le monde et avoir ainsi un état des lieux précis. Finalement, les deux points de vue se répondent en miroir, aucune des deux visions l’emportant l’une sur l’autre. Je tenais vraiment à cela parce que même moi – auteur et flic – dans mon canapé en entendant les chaînes d’info marteler « vague migratoire », « invasion », j’ai eu peur. Or, je m’appelle Olivier Norek, et je suis petit-fils de polonais ! Cela a été le déclencheur de mon livre, au fond.
Avec une volonté d’humaniser ces drames ?
Complètement. Tous ces mots que nous entendons à la télévision ne veulent rien dire. En humanisant ces « migrants », on en fait des frères. Dans « Entre deux mondes », mes héros ne sont plus des réfugiés mais ce sont Adam, Kilani et Ousmane. Se mettre à la place de l’autre pour comprendre et surtout pour se rendre compte qu’ils ne sont pas différents de nous. Plus on se connaît, il y a de moins en moins de peur. L’ignorance laisse place à la connaissance et l’on passe d’une histoire de migrants à une histoire humaine.
“Le roman peut amener à des prises de consciences grâce aux émotions qu’il véhicule”
Dans cette histoire, rien ne semble improbable, ni irréaliste…du coup, où se situe exactement le travail du romancier là- dedans ?
C’est justement le fait d’agencer ces faits réels. Le romancier est un architecte. Je suis resté plusieurs semaines, j’ai rassemblé tout un tas d’informations. Mon travail de romancier c’est de savoir comment toute cette matière va s’organiser. Comment les histoires vont vivre les unes avec les autres, sans que je sois un journaliste ni un professeur. Je n’ai rien inventé j’ai été l’architecte des histoires que l’on m’a raconté. J’ai été le véhicule de leurs histoires et de leurs émotions. C’était une énorme responsabilité d’avoir le devoir de raconter leurs histoires.
A quel moment tu deviens romancier quand les gens viennent te raconter l’histoire ?
Chaque personnage est un mix de différentes personnes. Chaque anecdote séparée n’a pas de sens. L’idée est de mixer tout cela pour en faire une aventure.
Quelle est la part de toi dans ce livre là ? Dans tes trois premiers livres, elle était très importante…L’impression de lecteur, c’est que tu as voulu faire cette fois-ci un pas de côté pour ne pas rentrer toi même dans l’émotion et laisser les histoires être plus fortes ?
C’est exactement cela. Le capitaine Coste de mes trois premiers romans, c’est mon mental et il a ma manière d’enquêter. C’était mes histoires. Là, les choses sont différentes. Me mettre au milieu de cela, c’était en faire une récupération. Dans ce roman mon flic, Bastien, ne pouvait pas être aussi sûr de lui que Coste. C’est moi à mes débuts. Avec mes doutes et mes errements. Mais malgré tout, il reste en retrait. Ce que je voulais comme position de romancier.
Comment as-tu travaillé ? Tu as préparé ton immersion?
J’ai travaillé avec une journaliste belge qui m’a introduit dans la jungle. Ensuite, il suffit de s’asseoir et d’avoir un regard qui n’est pas celui du journaliste. En fait, je suis resté avec eux, j’ai mangé et cuisiné avec eux, je me suis ennuyé avec eux. Je n’étais pas à l’affut de la confidence, je voulais qu’elle vienne toute seule. On a parlé de philo, de politique, de football. Et à un moment la nuit, on sert du thé, on parle, on chante un peu et il y en a un qui dit : « tu sais d’où je viens ». Je suis juste resté là. Sans poser de questions. J’ai juste attendu avec eux.
Comment vit-on le fait que l’on va en sortir de cette jungle ?
Il est immensément compliqué. C’est ce que vivent tout ceux humanitaires ou journalistes qui sont là pour aider ou raconter ce genre de situations. Être dans la jungle et savoir que l’on a sur son compte en banque de quoi aller à l’hôtel ou au resto, c’est là encore, schizophrène. Mais au fond, ce qui comptait pour moi c’était de pouvoir devenir le véhicule émotionnel de ces histoires.
Après la culpabilité tu peux la ressentir tous les matins. Pas besoin d’aller dans la Jungle pour cela. Quand je ne vais pas bien, je vais aux Restos du Coeur de Pantin pour les aider. C’est égoïste d’être généreux, car au fond c’est moi qui en ressort grandi. Ce que je crois c’est que chacun peut faire quelque chose à son niveau.
Dans le dernier livre de Sylvain Tesson, il y a une phrase forte sur l’écriture qui résonne avec l’histoire de ton roman. Elle dit ceci : « Voilà plus d’une année que des malheureux embarquent sur des esquifs pour échapper aux musulmans radicaux de Daech. Souvent ils se noient. On retrouve des corps naufragés sur les plages d’Europe depuis des mois. Les journaux le disent, les reporters l’écrivent. Des témoins s’expriment. Seulement nous sommes entrés dans une époque soumise au seul impact de l’image. Vous aurez beau décrire l’horreur avec des mots, cela ne suffira pas tant qu’une photo n’aura pas confirmé ce que vous avancez un texte, un discours ne pèseront plus jamais rien dans la marche du monde ». Les mots ne servent plus à rien, nous dit-il ? Qu’est-ce que cela t’inspire ?
Wouaw, vous avez quatre heures, (rires…). A mon avis, ce n’est pas parce que c’est une image. C’est parce que c’est un enfant. C’est pour cela que cela a marqué tout le monde. Kilani aussi est un enfant. Je pense qu’on ne l’oubliera pas non plus. Ecrire ne sert à rien…C’est vrai que quand on se souvient d’un roman, on se souvient des personnages, pas d’une page en particulier. La photo c’est le concept d’une gifle. Le roman c’est plus diffus mais peut amener à faire prendre conscience.
“Mon prochain livre ? Des gens simples face à un évènement immense”
Roman noir, cette fois-ci. Pourrais-tu imaginer écrire des livres où il n’y aurait pas de flics ?
J’en ai très envie oui. Je voudrais faire de la SF pour les ados car c’est un public que j’aime beaucoup. Je voudrais aussi écrire un roman sans flics. Mais je vais faire les choses par paliers. Déjà au départ, quand j’ai dit à mon éditeur que j’allais écrire un livre sur la jungle de Calais, le premier regard a été interloqué. Avant de me laisser y aller. Je ne voulais pas être sec sur le 93 et sur le Capitaine Coste. Le prochain roman, je vais encore faire différent. Je vais rester sur du polar. J’ai envie de prendre le chemin d’un David Lynch qui fait des films abscons et qui à un moment fait une « histoire vraie ». Mon prochain livre sera donc une histoire très simple. D’un homicide dans un tout petit village de campagne et comment des flics qui n’ont jamais travaillé sur un meurtre et qui n’ont pas les réflexes vont s’y prendre et vont réagir comme des hommes simples.
Être flic ne sera pas la chose la plus importante dans leur vie. Ils sont avant tout des habitants de ce village, des pères de famille et des hommes simples. Comment vont-ils faire face à un évènement immense ?
Le roman noir à la française avait une dimension très militante. Les tiens ont plutôt des clés de lecture… tu ne donnes pas forcément de solutions… Le rôle du romancier est d’être le peintre du monde, disent certains. Quid des colères et des combats de l’homme Norek dans ses livres ?
Je fais attention. Je ne veux pas faire de manichéisme ni d’angélisme. Dans « Entre deux Mondes », il y a Adam et Kilani, mais il y a aussi des migrants qui font du trafic sexuel d’enfants, il y a des salafistes etc… Je parle des zones grises au fond. Un état des lieux permet de prendre conscience. Je ne mens pas. C’est comme cela que cela se passe. Ce n’est pas un hasard si en quatre livres ma hiérarchie ne m’a pas rappelé à l’ordre. Je ne veux pas être militant car mon but n’est pas de cliver mais de faire prendre conscience. A la fin de la lecture, le lecteur doit avoir tous les ingrédients pour prendre sa décision.
Reste que sur ce livre là, ce n’est pas possible…le problème est trop complexe…La discussion des deux CRS résume assez bien les choses non ?
Oui. Le gris toujours. Ces deux CRS échangent avec une métaphore. L’un souligne le fait que si dans un film on voyait une femme être poursuivie par un tueur en série après avoir été violée et qu’elle frappait à la porte d’une maison et que la personne ne lui ouvrait pas, tout le monde penserait que ce type dans la maison est un salaud. C’est un peu pareil avec les migrants. Ils fuient un pays dévasté par la guerre, ils sont 10 000. Et nous n’ouvrons pas. Le deuxième CRS répond : « je suis d’accord. Mathématiquement et humainement nous pouvons leur ouvrir. Mais si nous faisons cela, il y en a 10000 autres qui vont arriver ». Personnellement je n’ai pas la réponse à cela. Personne ne l’a. C’est pourquoi « Entre deux mondes » est aussi le roman des interstices. Le livre n’a pas de réponses, en revanche, il pose tout un tas de question. Je veux une prise de conscience avant que cela soit un devoir de mémoire.
Retrouvez le questionnaire décalé d’Olivier Norek
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[…] ses habitants étaient obligés de survivre. (Il témoignait de cette expérience pour Ernest ici au moment de la sortie du livre). De cette immersion, il tire un récit bouleversant construit […]