Ils sont deux. C’est un bar de nuit. Il est tard. Il y a peu de monde. Ici, on boit du rhum ou du whisky. Ils sont proches mais éloignés. Ils se sont aimés, c’est sûr. Sont-ils toujours ensemble ? Impossible à dire. Ils ressemblent à un couple d’additionnés. Ces couples qui s’ajoutent à l’autre. Des amants, quoi. Il pleure. Cela faisait longtemps que l’on avait pas vu un homme pleurer à chaudes larmes. Elle a quelques petites larmes aux yeux, mais pas grand chose. Si l’on devait parier, on dirait que l’amante vient de larguer l’amant. Dans cet instant, de la beauté, de la nostalgie, du vécu, de l’Humanité. Et des réflexions qui s’enchaînent. Comment se retrouve-t-on dans cette situation ? Pourquoi, parfois, l’aime-t-on ? Quelles rimes ces chemins, ces rencontres disent-elles de nos vies et de nos aspirations ?
Celles et ceux qui, chaque dimanche lisent ces quelques lignes le savent, parfois l’auteur de cette missive s’inspire des scènes de la vie quotidienne pour tenter de tirer un fil.
Ce dimanche matin, alors que le ciel se voile d’une légère brume, comme une toile délicatement tissée par le temps. Quelque chose dans l’air incite à la réflexion, à cette douce nostalgie des chemins parcourus. Les passants, comme les amants croisés un jour ou plusieurs, deviennent soudain des livres ouverts, chacun portant son propre récit, écrit ou en train de s’écrire.
Dans cette atmosphère, l’essai de Marianne Chaillan, Écrire sa vie, résonne particulièrement. Elle y évoque cette injonction moderne à être l’auteur de sa propre existence, à se libérer des attaches du passé, des origines et des circonstances. Mais plus encore, elle enseigne que cette quête de liberté n’est pas une simple rupture. Elle est une alchimie subtile entre ce qui nous précède et ce que nous décidons de faire avec cet héritage.
Quelques années plus tôt, le chemin d’un homme, à l’aube de sa retraite, avait croisé cette réflexion. Un ancien ouvrier, dont les mains calleuses racontaient mille histoires. Chaque ligne de sa paume portait la trace d’un destin non choisi, forgé par les décisions des ancêtres, les contraintes du milieu. Pourtant, dans ses yeux brillait une lueur d’espoir. Il confiait qu’écrire, pour lui, était un rêve inachevé, une promesse qu’il s’était faite : un jour, prendre la plume pour poser les mots jamais osés. Il voulait réinventer son passé, comme Romain Gary, pour se libérer de cette vie imposée. « On ne peut pas toujours choisir où l’on naît, mais on peut choisir ce que l’on fait avec », disait-il avec un sourire esquissé.
Cet ouvrier, tout comme Chaillan, illustre la véritable liberté : non pas effacer ce qui précède, mais le comprendre, l’accepter, et parfois, le réécrire pour mieux s’en émanciper. À l’image de Romain Gary, la vie n’est pas un bloc figé. Elle se compose de multiples versions, de relectures et de réinventions. Dans cette quête, l’écriture devient un acte libérateur.
En arpentant les rues familières, vient à l’esprit Albert Camus et sa quête d’un père jamais connu, ses racines algériennes qui, loin de l’enfermer, lui donnèrent la force de se comprendre, de comprendre d’où il venait. Comme une boussole intérieure, ses origines lui montrèrent le chemin de sa propre liberté. Camus n’a pas cherché à fuir son passé, mais à l’illuminer, à le rendre intelligible pour mieux tracer son propre destin.
Et puis, il y a Leurs enfants après eux, de Nicolas Mathieu, un livre qui expose avec force les oppressions des déterminismes sociaux. Dans les yeux des jeunes, pris dans la nasse des espoirs brisés de leurs parents, se lit à la fois l’amertume d’un futur compromis et la lueur d’un rêve : celui de faire un pas de côté, de tracer un chemin différent. Cette même envie de révolte animait l’ouvrier à la retraite.
Sous cette brume légère, la question émerge : ne sommes-nous pas tous en quête d’écrire notre propre histoire, non pas en nous détachant de ceux qui nous ont précédés, mais en réinterprétant leur héritage ? Marianne Chaillan, dans son essai, rappelle avec tendresse et profondeur : la liberté ne réside pas dans la rupture, mais dans la manière dont nous transcendons ce qui est donné.
Aujourd’hui, en ce dimanche matin, peut-être que dans ces cafés, ces ruelles et ces visages croisés, chacun porte en lui l’histoire d’une révolte douce, celle de l’individu qui tente, malgré tout, de se hisser au-delà des limites de son existence. Dans cette quête infinie, il y a toujours un peu de nostalgie, mais aussi beaucoup d’espoir. Revenir aux deux amants. En partant, ils pleuraient. Lui toujours plus qu’elle. Elle lui a demandé un baiser. Il le lui a donné. Elle a dit au revoir. Il a dit adieu. Mais tout doucement. Tellement doucement que l’on pourrait avoir entendu un “on se retrouvera”. Qui sait ? Une histoire de rimes et de rencontres, en quelques sortes.
Bon dimanche,