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Marianne Chaillan : “Faire le pari fou de vivre intensément”

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Et si la passion amoureuse était l’une des portes d’accès au bonheur ? C’est l’une des hypothèses – exquises – de la philosophe passionnante Marianne Chaillan. Rencontre.

Rendre la philosophie passionnante, accessible, et pleine vie, c’est ce que parvient à faire à chacun de ses livres la philosophe Marianne Chaillan. Après avoir interrogé la question du bonheur, de sa recherche et de sa réalité dans un essai magistral (nous vous en parlions ici), Marianne Chaillan questionne l’amour, l’élan amoureux et sa place dans nos vies. Le point de départ de sa réflexion vient des philosophes et de la littérature qui chacun à leur façon font de la passion amoureuse un danger. Chaillan, elle, avec Barbara, Léonard Cohen, des écrivains (Camus, Tolstoï) et des philosophes démontre le contraire. Plus largement, elle défend une “Pop philosophie” dans laquelle les occasions de cultiver son jardin sont légions. Nous l’avons rencontrée.

Quel a été le déclencheur de cette envie de réfléchir à l’élan amoureux et au désir ?

Capture D’écran 2023 06 02 À 09.32.47Marianne Chaillan : Ce livre est comme une prolongation du précédent consacré au bonheur. Il en est comme une application concrète. Ensemble, ils forment un diptyque. Dans le livre sur le bonheur, j’avais, grâce à des philosophes comme Nietzsche et Montaigne, grâce à Virginia Woolf et Camus en littérature, plaidé pour un concept du bonheur compris comme acceptation de la vie dans toutes ses dimensions. Le bonheur, ce n’est pas l’absence de souffrance. C’est l’accord donné à la vie malgré et avec la souffrance. Le bonheur, ce n’est pas plus la plénitude, c’est l’acceptation d’une indépassable incomplétude. Et il faut apprendre à voir, dans cette incomplétude, non pas une faille mais ce par quoi du possible advient. Le bonheur, ce n’est enfin pas plus l’éternité mais l’acceptation du passage et de l’éphémère. Le bonheur, en somme, c’est la capacité d’aimer la vie pour ce qu’elle est, sans se voiler la face : éphémère, incomplète, douloureuse.

Bon. Une fois qu’on a dit ça, se dresse un nouvel obstacle au bonheur : le désir ou, du moins, la mauvaise compréhension du désir. Parce qu’on grandit tous avec un certain idéal de la vie amoureuse, avec l’idée d’un amour qui serait éternel, qui offrirait la plénitude, qui nous donnerait à goûter une joie et sérénité. C’est le fameux « Ils vécurent heureux et firent beaucoup d’enfants » des contes de fées. Au regard de ces attentes sur la vie amoureuse, on se trouve souvent en échec. On ne l’est pas, mais on se juge en échec : parce que tel amour prend fin (éphémère) ; parce que tel autre ne me comble pas vraiment (incomplétude) ; parce que tel autre me rend triste autant qu’il me procure des joies (souffrance) ou les trois en même temps : finitude, incomplétude, douleur. On se dit alors, en regardant sa vie, « c’est un échec ». Mais c’est un échec au regard d’une norme délirante ! Si c’est l’essence même de la vie que d’être douleur, incomplétude et éphémère, ainsi nécessairement sont nos amours. C’est ainsi que le thème du désir amoureux s’est articulé naturellement à ma réflexion sur le bonheur.

“Je plaide en faveur de ces gens qui font le choix fou du chaos, du tourbillon, du risque, d’une vie ardente.”

Etre une grande amoureuse, ou un grand amoureux, qu’est-ce que cela signifie ?

Marianne Chaillan :  Vivre et aimer « à la folie, passionnément » est une manière de s’inscrire dans l’existence. Car on peut renoncer à la vie désirante, se défiler, et préférer le confort d’une existence plus tranquille. On peut préférer la douceur d’un lac aux tourments de l’océan déchaîné. Autrement dit : on peut, par exemple, décider de donner la primeur dans sa vie à un partenariat, solide, durable, réconfortant, apaisant et préférer la vie conjugale à la vie désirante. Les deux ne s’excluent peut-être pas nécessairement d’ailleurs. Soyons clair : je n’écris certainement pas un livre contre le couple, pas plus un hymne au libertinage. Comprendre cela serait un contre-sens absolu.

J’essaie de valoriser une manière de s’inscrire dans l’existence : celle du pari fou de vivre intensément et passionnément. Parce que la vie passionnée n’a pas vraiment la côte. Décriée dans la littérature, jugée dans la philosophie, délaissée (paraît-il) dans les choix de vie actuels. Pourtant, vivre et aimer « à la folie, passionnément » me paraît une manière de servir la vie comme elle est. Cette façon de s’inscrire dans l’existence consiste à accepter d’être saisi par une rencontre, par un appel, par ce qui interpelle. Et ceci au prix du sacrifice de la tranquillité. Je plaide en faveur de ces gens qui font le choix fou du chaos, du tourbillon, du risque, d’une vie ardente.

“Ajuster les espérances à la brièveté de la vie”

Refaire sa vie chaque matin, refaire l’amour à chaque matin… L’impression que votre conception du bonheur et cet ode au désir sont les deux faces d’une pièce qui est celle de l’importance du présent dans la vie des individus. Est-ce aussi cela l’enseignement de ce livre ?

Marianne Chaillan :  « Refaire sa vie à chaque matin refaire l’amour à chaque matin », c’est de Barbara à laquelle je confie de conclure mon essai. La phrase est tirée d’un entretien, dans lequel elle explique : « J’ai pas de passé, j’ai pas d’avenir. J’ai l’instant présent. Très fort. Violemment. Je crois qu’il faut pouvoir et savoir refaire sa vie à chaque matin. C’est très important. Il faut savoir aussi refaire l’amour à chaque matin. Je veux dire par là se reconquérir » C’est donc, en effet, une philosophie du présent.

Le poète Horace écrit cette phrase devenue célèbre : « Que Jupiter t’accorde plusieurs hivers, ou que celui-ci soit le dernier, qui heurte maintenant la mer tyrrhénienne contre les rochers immuables, sois sage, filtre tes vins et mesure tes longues espérances à la brièveté de la vie. Pendant que nous parlons, le temps jaloux s’enfuit. Cueille le jour, et ne crois pas au lendemain. » Il nous demande de faire preuve de sagesse en ajustant nos espérances à la brièveté de la vie. Il est évident à ce titre que demander le bonheur ou l’amour toujours, c’est faire preuve de folie, de démesure : le temps, fini, ne saurait nous donner à vivre une expérience infinie. Horace, en outre, nous met en garde contre l’illusion des jours heureux à venir : « ne crois pas au lendemain », écrit-il, nous invitant par là à investir pleinement l’instant présent. Ainsi, la nature du temps doit nous donner la mesure, un peu comme en musique le tempo rythme la mélodie. Et le temps est par essence fugace. Cela doit borner nos espérances et dessiner un mode et une sagesse de vie : la sagesse du Carpe diem.

Perdre la raison pour apprendre de soi et du monde, c’est bien cela ?

Marianne Chaillan :  Aimer à la folie, est-ce perdre la raison ou bien, d’une certaine manière, rien n’est-il plus raisonnable que ce désaveu de la raison ? Doit-on écouter les philosophes qui nous enjoignent à y renoncer, comme les épicuriens, ou bien entendre la sagesse de La Rochefoucauld lorsqu’il nous invite à considérer que celui « qui vit sans folie n’est pas si sage qu’il croit » ? Face à cette alternative, je choisis mon camp : l’affirmation du désir amoureux, pour le meilleur et pour le pire ! En ce sens, cela suppose d’avoir appris les règles du jeu sur soi et le monde : nulle complétude, nulle identité permanente mais toutes choses, le monde et nous y compris, sommes pris dans le tourbillon de la vie.

La rencontre amoureuse surgit par effraction, dites-vous. Est-ce à dire qu’une rencontre qui ne foudroie pas n’est pas une rencontre amoureuse ?

Marianne Chaillan :  La rencontre amoureuse me paraît, en effet, survenir par effraction. Elle est ce à quoi l’on ne s’attend pas. Elle survient. « Ce fut comme une apparition », écrit Flaubert dans l’une des pages les plus célèbres de la littérature française. Lorsque Frédéric rencontre Madame Arnoux, il lui semble qu’« elle était assise, au milieu du banc, toute seule ». Extraordinaire description qui montre comment l’être aimé surgit dans notre vie. Il apparaît. La rencontre amoureuse survient bel et bien par effraction mais porte un paradoxe : je reconnais celui que je n’avais jamais vu. Étrange expérience : cet autre que je ne connais pas, je le reconnais pourtant, je l’identifie : « c’est bien lui », « c’est bien toi ». Que le désir amoureux soit une sorte de retrouvaille, c’est un thème que nous trouvons dans Le Banquet de Platon et le mythe d’Aristophane, fondateur de toute la tradition romantique. Cependant, on peut très bien être surpris par quelqu’un que l’on connaissait déjà pour peu qu’on l’aperçoive soudainement tout à fait différemment. Un ami peut se révéler tout à coup dans une lumière inédite. Il est déplacé, je suis déplacée. Il me semble qu’il y a nécessairement quelque chose de l’ordre du surgissement ou du foudroiement dans la rencontre, même si cela n’exclue pas une familiarité antérieure.

Ce désir amoureux semble être très révolutionnaire dans une société où l’on recherche avant tout de la protection. Ne pensez-vous Portrait MarianneChaillanpas ?

Marianne Chaillan :  Je ne m’étais pas rendue compte, avant d’échanger avec des lecteurs, que l’incitation à vivre « à la folie, passionnément » se trouve à contre-courant de bien des discours qui promeuvent un idéal sécuritaire. De fait, désirer, c’est accepter une condition de nomade, d’errant, de voyageur, d’existant, en somme. Éros nous met à la rue, nous a enseigné Platon. Qui désire veille à la belle étoile. C’est beau mais ce n’est pas confortable. Certains préféreront toujours le bien-être qu’offrent les maisons chaudes. Aucun jugement là-dessus. Mais mon objectif dans cet essai était qu’on cesse de juger ceux qui font le choix du désir. Le désir peut souffler nos maisons confortables, briser nos projets, renverser ce que nous considérions comme notre vie. Mais les suivre n’est ni votre frivole, ni naïf ni inconstant.

Dans l’opéra de Verdi, La Traviata, Violette réprouve ainsi ses propres désirs. Alfredo lui ayant déclaré ses sentiments, elle se demande si choisir de vivre cet amour serait bien raisonnable. Elle n’a jamais connu la joie d’aimer. L’expérience la tente. Mais elle renonce : « Follie, follie ! Delirio vano è questo ! ». Croire en l’amour est un vain délire ! Elle a tort et Alfredo lui répond : « Amor, amor è palpito Dell’universo intero Misterioso, misterioso, altero, croce, croce et delizia, croce e delizia, delizia al cor. » L’amour est le souffle de l’univers entier, mystérieux et noble, croix et délice pour le cœur.

La littérature tient une place majeure dans votre philosophie. Ces mots des écrivains sont-ils des outils pour « soigner » ou du moins pour « panser les plaies » du grand amour déçu ?

Marianne Chaillan :  Camus écrivait qu’un roman n’était jamais qu’une philosophie mise en image. Les écrivains nous permettent tout autant que les philosophes, donc, de penser le réel. Et ils ont à leur service un outil formidable : le pouvoir des histoires. L’effet est extrêmement efficace. Lire Madame Bovary, par exemple, j’en suis convaincue, c’est recevoir l’une des leçons de sagesse les plus efficaces contre le concept toxique de bonheur. C’est pourquoi je puise autant chez Camus, Cohen et Tolstoï que chez Sénèque, Lucrèce ou Schopenhauer.

La Pop philosophie c’est quoi ?

Capture D’écran 2023 06 02 À 09.53.14Marianne Chaillan :  La pop philosophie, telle que je la conçois et l’ai pratiquée dans des essais comme In Pop We Trust ou Harry Potter à l’école de la philosophie, vise à montrer que la philosophie n’est pas seulement réservée à quelques intellectuels enfermés dans leur tour d’ivoire, s’exprimant dans un langage inaudible pour le commun des mortels. Elle vise, en outre, à promouvoir la culture populaire et à montrer que cette dernière pense, dans son langage, avec ses propres codes, certaines questions qui traversent les grands textes classiques. Or, cette culture populaire est souvent considérée comme une sous-culture.
Chez les Grecs, le loisir (scholè, qui a donné tout de même le mot « école » !) désigne l’activité consacrée à la culture de l’âme, l’étude. Nous aurions tendance à appeler ça du « travail », un grec appellerait ça du « loisir ». Notre monde contemporain a totalement renversé le sens de ce mot puisque le loisir désigne désormais le temps des vacances, dédié aux jeux et aux divertissements ! Quel lycéen validerait l’idée que le temps passé sur les bancs de l’école peut être qualifié de loisir ? Justement ma démarche en pop philosophie essaie de réconcilier ces deux sens du mot « loisir » en montrant qu’au cœur même de nos pratiques de divertissement, on trouve des occasions inattendues de cultiver son âme.

“A la folie passionnément”, Marianne Chaillan, Les Équateurs, 18 euros.

Tous les entretiens d’Ernest sont là.

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