Un couple encore. Au resto cette fois-ci. On parierait sur une tentative e réconciliation. Elle parle plus que lui. Lui fait des reproches. Sur la façon dont il lui parle. Sur le fait qu’il ne la considère pas vraiment. Ils sont jeunes. Quelques sourires s’échangent entre les plats. Ce n’est pas encore le calumet de la paix, mais cela y ressemble. Réconciliation à venir sur l’oreiller. Les meilleures. Une dernière bribe. De sa bouche à lui. « Mes mots ont dérapé. Je te prie de m’excuser. » Elle sourit. Lui prend la main. Le dérapage n’a pas été incontrôlé. Garder durant une partie de la semaine cette scène à l’esprit. Et suivre, comme toujours, les débats politiques, les anathèmes des médias sociaux, les outrances extrémistes et se demander si le dérapage des mots et des égos ne constituerait pas l’une des grandes caractéristiques de notre époque et plus spécifiquement encore de la période que nous traversons. Car, oui, cette semaine, les mots ont trébuché et parfois l’ont même fait sciemment. Pour blesser. Ils sont sortis des bouches, des plumes, des discours, et ils ont dérapé. Avoir envie de ne plus s’occuper de rien. Se rappeler qu’il convient de s’inscrire toujours – face aux pulsions de morts même langagières – dans le livre de la vie. Se demander de façon humaniste, si au fond, cette inflation de dérapages n’illustrait pas une crise langage plus profonde. Se demander comment, comme le couple, réussir à réinventer un langage dans ce temps où les mots semblent ne plus savoir comment dire le monde, comme s’ils échappaient à ceux qui les prononcent, victimes d’une immédiateté qui les prive de sens.
Pourquoi les mots dérapent-ils ? Peut-être parce qu’ils peinent à nommer une réalité de plus en plus complexe et fragmentée. Dans son livre “La recherche de la langue parfaite”, Umberto Eco souligne combien les signes – les mots – ne parviennent jamais totalement à rendre compte de la réalité. Il rappelle combien le langage se compose d’un système de signes qui, par sa nature même, est incomplet. Les mots que nous utilisons ne sont jamais exactement ce qu’ils désignent. Ils sont des médiateurs imparfaits, et peut-être est-ce cette imperfection qui mène au dérapage.
Dans l’espace politique, les dérapages s’enchaînent, et les discours semblent pris dans une course effrénée à l’extrême, où le poids des mots est sacrifié sur l’autel de la provocation. La polémique récente sur l’usage du mot « liberté » dans des contextes de restriction et de contrôle en est un exemple frappant. Ce mot, autrefois porteur de sens profond, est désormais instrumentalisé pour défendre des positions qui frisent parfois l’autoritarisme. Ainsi, on parle de « liberté d’expression » pour justifier des discours haineux ou complotistes, ou de « liberté » pour masquer des mesures liberticides. On va même jusqu’à détourner certains termes chargés de mémoire historique, comme ceux évoquant la tragédie absolue, le « génocide », pour salir, brouiller les repères et gagner des adeptes politiques. Des glissements qui soulignent comment le langage – au-delà – du dérapage devenu arme politique – peut constituer une zone de combat idéologique.
Se tourner alors vers Victor Klemperer et son étude fondamentale “Lingua Tertii Imperii” (“LTI”) qui montre les différentes étapes du dévoiement de la langue afin de servir un régime totalitaire. En observant la manière dont le Troisième Reich a dénaturé les mots, il met en lumière une vérité inquiétante : « les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic », écrivait-il, soulignant que ce n’est pas le mot en lui-même qui est dangereux, mais la manière dont il est employé, répété, jusqu’à normaliser l’inhumain. Aujourd’hui encore, cette leçon résonne.
Songer à ce couple, songer à notre époque et s’interroger : faut-il inventer un nouveau langage ? Peut-être. Mais savoir que cette solution n’est pas sans risques. George Orwell, “1984”, la novlangue. Cette langue artificielle conçue pour réduire la pensée. Dans son roman, Orwell nous montre que si l’on réduit la langue, on réduit la capacité des individus à formuler des pensées complexes et à contester le pouvoir. Cette réflexion résonne particulièrement aujourd’hui, où les mots sont souvent simplifiés, vidés de leur sens profond, transformés en slogans réducteurs.
Nous voilà bien avancés en ce dimanche matin. Lecteurs du fauteuil club, lectrices du fond du lit, que faire ? Etre tenté de mettre des points de suspension. (Dont nous vous avions expliqué la philosophie, ici). Renoncer. Se dire qu’une autre voie possible serait de se réapproprier les mots. Ne pas chercher à les renouveler, mais à les réanimer. Roland Barthes, dans “Le Degré zéro de l’écriture”, écrit que « la langue est fasciste », dans le sens où elle impose des structures fixes qui peuvent parfois limiter la liberté de dire. Cependant, il souligne aussi que l’écriture permet de se réapproprier ces structures et de redonner vie aux mots par l’usage personnel. Peut-être devrions-nous nous réapproprier les mots pour mieux exprimer la complexité du réel. Zweig 1940 « Je continue de penser que le meilleur moyen de combattre toute cette Hitleraille, c’est d’écrire des bons livres ». Ecrire des bons livres contre les déraper professionnels du langage. Ecrire des bons livres pour habiter à nouveau le monde.
Et si, au fond, il s’agissait de rendre les mots plus poétiques ? La poésie a ce pouvoir unique de détourner les mots de leur fonction première, de leur redonner une charge émotionnelle, imaginaire. Paul Celan, dans un discours prononcé à Brême, décrit la poésie comme une « bouteille à la mer », une tentative fragile de communication, lancée dans l’inconnu avec l’espoir que quelqu’un la trouve et lui donne sens. La poésie, par essence, n’impose pas de définition fixe, elle invite à une réinvention constante du langage.
Paul Valéry, dans ses “Cahiers”, lui emboite le pas en estimant que « la poésie est l’ambition d’un langage dans un langage ». La poésie ne se contente pas de dire, elle cherche à faire sentir, à ouvrir des mondes intérieurs, à suggérer plutôt qu’à nommer directement. Peut-être que dans un monde saturé de mots fonctionnels, de phrases coupées, de tweets trop courts, la poésie est ce qu’il nous reste pour nous reconnecter à la richesse du langage.
La question finale devient alors : comment redonner aux mots leur juste place dans un monde qui va trop vite ? Comment éviter le dérapage, non pas par la censure, mais par une réappropriation des mots dans toute leur complexité ?
Pessoa, cet auteur de l’intranquillité, avait prévenu : « Les mots sont des pièges », écrivait-il, soulignant le risque qu’ils enferment la pensée au lieu de l’ouvrir. Il est temps, peut-être, de les apprivoiser à nouveau, de les laisser vaciller pour mieux retomber sur leurs pieds, mais qu’ils restent fidèles à leur mission première : tisser des liens entre les êtres, dire l’indicible, et ouvrir des espaces de pensée. Pour finalement, comme le couple du début de notre histoire, pouvoir peut-être à nouveau se tendre la main. Ils seront peut-être bleus, peut-être doux, durs, rigolos, joyeux, tristes ou virevoltants. Ils seront. Les mots sont à nous.Alors, nous avons une responsabilité : celle de ne pas laisser les mots nous échapper. De ne pas les laisser entre les mains de ceux qui veulent les tordre, les détourner, les salir. Les mots nous appartiennent, et c’est à nous de les faire vivre, de les rendre plus poétiques, plus humains.
Bon dimanche,
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