L’homme est assis sur la terrasse abritée d’un café. Il boit un verre de vin. Du blanc. C’est le deuxième qu’il commande en peu de temps. Il fume frénétiquement et oscille entre la consultation frénétique de son téléphone et l’écriture saccadée dans un carnet Leuchtturm à la couverture rouge. Lorsqu’il se calme et que seule sa jambe marque son stress agacé, il plonge son regard dans le vide. Une larme coule sur sa joue. Un homme pleure à la terrasse d’un café à Paris en 2023.
Repenser à l’école de journalisme. “Le monde c’est l’encrier du journaliste et de l’écrivain”, avait lancé doctement un professeur adoré. Tremper sa plume, se nourrir de ce que l’on voit, de ce que l’on entend, de ce qui nous émeut. Sans jamais s’abstraire de la scène sur laquelle nous évoluons. Et le professeur d’ajouter : “Le journaliste et l’écrivain se tiennent en compagnie des autres, toujours. Écrire, c’est aussi décrire. En cela, la littérature et le journalisme sont un engagement. “
Dehors, le brouhaha, les manifestations, les contestations, les colères, les promesses oubliées, les batailles perdues, les chemins devenus cul-de-sac, les élans fauchés en plein envol, les idéaux déchus, les oublis, les erreurs, les mots prononcés, les mots oubliés, les désirs asséchés.
A côté cet homme qui pleure. L’encrier de l’écrivain et du journaliste est là. Face à nous. Les pertes de repères, les désespoirs, les moments charnières qui s’ébrouent dans le tumulte du monde. Instants de colère, de tristesse, de révolte tandis que les cigarettes s’amoncellent dans le cendrier du voisin, que les pages de son cahier se noircissent, que les verres s’enchaînent.
Le collectif qui s’effiloche, même plus envie d’avoir le poing tendu, des mots qui résonnent : “rien n’est écrit, tout est à écrire.” Le voisin renifle son chagrin. Les mots restent immobiles. Comme s’ils ne servaient à rien. Écrire encore. Pour la suite. Pour soi-même. Pour les unes et les autres. En vain, peut-être.
S’interroger : les mots et le langage, une fois passés au tamis des rancœurs, des pertes, des désillusions, peuvent-ils retrouver de la force, de la vigueur et surtout, susciter à nouveau le désir ? Chez soi, comme dans le monde.
Rêver de ce langage qui pourrait réinventer nos lendemains. Rêver de ce langage qui, peut-être réinventera les amours. Rêver de ce langage qui dans les cœurs des uns et des autres, ferait à nouveau le lit du fleuve espoir. Lire les mots – superbes – de Claire Marin sur les “Débuts” (titre de son nouveau livre). Les commencements et les recommencements. “Sommes-nous voués à n’être que des débuts ?” interroge René Char. Lire également ceux de l’exquise Marianne Challian dans son “A la folie passionnément” dédicacé aux ciels étoilés et s’ouvrant sur l’idée que les “vents sont sauvages” mais que ce ce sont eux, ceux qui déplacent, qui sont les plus intéressants.
Regarder le voisin. Inventer sa vie dans l’encrier fictif du journaliste-écrivain. Peut-être le langage espéré est-il contenu dans les mots qu’il trace dans son cahier. Les livrera-t-il un jour au monde qui l’attriste ou à celle qu’il aime et qu’il croit avoir perdu ?
Lever les yeux. Se regarder dans la vitre, quasi-miroir qui fait face au café. Vider un autre verre. Payer. Se lever. L’encrier est vide. Les mots sont là. Le langage avec lui.
Bon dimanche,
Tous nos éditos sont là.